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Entre les lignes, entre les mots
Paniques identitaires.
Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales
Article mis en ligne le 21 avril 2017
dernière modification le 17 avril 2017

Tout le monde s’en souvient, lors de l’été 2016, la polémique a fait rage en France autour du burkini, une tunique de bain utilisée par des personnes de confession musulmane, qui recouvre le corps et les cheveux à la manière du hijab. Tout avait commencé le 13 août avec une rixe entre deux bandes rivales sur la plage de Sisco, en Corse, causant plusieurs blessés et des véhicules incendiés. L’« information » circule alors rapidement dans les médias : il s’ agirait d’un affrontement entre jeunes musulmans radicalisés et Corses racistes, qui aurait pour origine le fait que « plusieurs femmes qui se baignaient en burkini étaient prises en photo par des touristes1 ». Or, on verra par la suite qu’il n’en était rien, et que cet incident relevait plutôt d’une logique de caïdat – deux bandes rivales s’étant battues pour s’ approprier la plage en question2. L’ affaire toutefois prend de l’ ampleur, dans le contexte post-attentats de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouvray, mais aussi après la récente interdiction du burkini dans plusieurs villes du Sud de la France. Des gens manifestent ainsi à Bastia aux cris de « on est chez nous ! ».

Des hommes politiques, en particulier d’extrême droite, s’emparent de l’ affaire pour affirmer que le pays est menacé dans son identité, à cause de ce vêtement et des violences qu’il engendre. Florian Phillippot (FN) réclame « l’ordre » contre la « violence islamiste ». Deux jours après, le maire PS de Sisco prend un arrêté pour interdire le burkini sur les plages de la commune. L’ arrêté est soutenu par le Premier ministre en personne, Manuel Valls, estimant qu’avec ce vêtement la laïcité et les valeurs de la République sont bafouées. Les médias s’ affolent, les réseaux sociaux aussi : c’est l’ affaire la plus importante de l’été. Alors que les journalistes américains, anglais et allemands se moquent abondamment de cette histoire, tout s’interrompt brutalement à la suite de la décision du Conseil d’Etat, qui suspend l’exécution des arrêtés anti-burkini, au motif que les risques de trouble à l’ordre public invoqués par les municipalités ne sont pas établis par les faits présentés. Et, du jour au lendemain, l’affaire du burkini disparaît du paysage médiatique. Cette petite histoire est édifiante : elle constitue un parfait exemple de panique identitaire.

Paniques morales et paniques identitaires

L’objectif de cet ouvrage collectif est d’ analyser les paniques identitaires, comme celle du burkini, qui agitent le pays depuis plusieurs années. Par « panique identitaire », nous désignons un cas particulier de panique morale. (...)

Pour qu’il y ait panique morale, il faut un consensus assez large au sein de la société ou au sein de certains groupes sociaux quant à la réalité de cette menace. Mais la peur suscitée par la menace est complètement disproportionnée par rapport à sa réalité, et toutes les données sont exagérées : nombre de victimes ou d’ agresseurs, coût des dégâts matériels, etc. Enfin, Cohen décrit ce phénomène comme volatile – pouvant apparaître et disparaître en un rien de temps. Il suppose en outre l’existence d’entrepreneurs de morale6 qui contribuent à la diffusion de la panique morale (notamment dans le monde des médias ou chez les politiques).

Nous définissons quant à nous un type particulier de ces paniques morales : la panique identitaire, qui met en jeu à la fois les représentations de soi d’un groupe social – sa supposée identité, pensée de façon essentialiste et culturaliste7 – et la perception que ce groupe a d’un autre groupe social – pensé lui aussi de façon essentialiste et culturaliste, présenté comme une menace et dès lors diabolisé. (...)

L’objectif des entrepreneurs de morale a été analysé par Goode et Ben-Yehuda10. Pour ces auteurs, les paniques morales émergent non du haut (l’élite), ni du bas (le peuple), mais sont utilisées par des groupes spécifiques qui y voient leur propre intérêt. Ils invitent à se poser la question : « qui a intérêt à ce que tel ou tel enjeu soit considéré par tous comme une menace ? » Dans leur perspective théorique, le gain matériel et le gain moral ou idéologique se rejoignent complètemen – la croyance dans la croisade morale fait partie de la vision du monde des entrepreneurs de morale, tout autant que l’intérêt matériel qu’ils en retirent, les deux choses s’exprimant à divers degrés chez chaque individu particulier. Une panique identitaire n’est donc pas une simple rumeur, car à la différence de la rumeur (comme la fameuse « rumeur d’Orléans » dans les années 196011), elle se diffuse par des canaux informels et populaires, mais aussi publics, dans la sphère médiatique et politique. Elle est formulée précisément par des entrepreneurs identitaires, c’est-à-dire des entrepreneurs de morale qui défendent ce qu’ils estiment être « l’identité » de leur propre groupe d’ appartenance en menant une croisade identitaire contre le groupe supposé les menacer. Chez ces personnes, les intérêts idéologiques et matériels se combinent. Ainsi, pour reprendre notre exemple initial, tel maire d’une petite ville balnéaire peut être amené à faire passer un arrêté anti-burkini parce qu’il est convaincu du danger islamiste, mais aussi pour s’ adjoindre le vote de la partie islamophobe de la population locale. (...)

Par ailleurs, lors de la décennie suivante, nous sommes entrés dans une ère de « post-idéologies », après l’effondrement des grands récits sur lesquels se fondaient les idéologies du XXe siècle, organisées notamment autour de l’affrontement structurel entre communisme et fascisme. Ce changement est consommé sur le plan symbolique après la Chute du Mur de Berlin (1989), qui discrédite le marxisme et les utopies révolutionnaires12. Dès lors, la base sociale des partis politiques a en grande partie disparu, et tous les partis produisent désormais des éléments de langage fabriqués par des « communicants ». Si l’on ajoute à cela le fait que de plus en plus de personnes se méfient des médias traditionnels et s’informent uniquement sur les réseaux sociaux (où les informations erronées et les sources peu vérifiables abondent), nous serions entrés dans un régime de « post-vérité », où la notion de vérité est discréditée : les faits n’ont plus d’importance, les idéologies sont mouvantes, seule compte l’émotion et le « ressenti » des individus. Les théories du complot se propagent dans ce nouveau contexte comme un virus (...)

L’autre conséquence de la disparition des « faits bruts » et des idéologies est que les paniques identitaires sont favorisées et se multiplient. Elles prennent leur source dans l’ angoisse réelle des populations précarisées par les crises économiques à répétition, le chômage, la pauvreté et le déclassement. Elles désignent un ennemi imaginaire, et sont utilisées par des politiques ou des personnages médiatiques qui se proposent de canaliser la peur suscitée par un groupe bouc émissaire (les musulmans, les Roms), en fédérant les individus autour d’une appartenance identitaire figée, fermée, pure et fantasmatique (par exemple, la nation, vue comme ethniquement et culturellement homogène) et éventuellement d’un chef providentiel qui incarne le peuple et parle en son nom – ce dernier point étant commun avec la logique des vieux fascismes et systèmes autoritaires du XXe siècle.

Il nous semble fondamental d’étudier en détail la mécanique et les éléments les plus saillants de ces paniques identitaires. En effet, celles-ci, tout comme l’essor du style populiste chez les politiques et celui des nouvelles extrêmes droites en Europe contribuent à l’érosion de la démocratie, et touchent la sphère publique dans son ensemble, c’est-à-dire autant la rue et le café du commerce que la sphère médiatique ou politique. (...)

À partir des années 1990, les figures de l’ altérité ont évolué. Aujourd’hui, l’antisémitisme renaît de ses cendres avec une série de massacres visant directement les Juifs. Mais, par ailleurs, l’extrême droite se reconfigure sur un nouveau socle idéologique : la haine du musulman. (...)

Les paniques identitaires masquent la violence des rapports de classe, de genre et de « race »

Les identités existent et leur analyse est nécessaire, mais nous nous inquiétons lorsqu’elles se referment sur elles-mêmes, à travers l’idéologie « identitariste » (défendant une identité pure, figée et mythologique) ou via les paniques identitaires. (...)

Nous revenons donc aux sciences sociales et à leur potentiel de déminage des lieux communs, d’éclairage du réel et de légitimation de la critique. C’est à cette fin que nous avons convoqué des auteur.e.s tou.te.s convaincu.e.s de l’articulation nécessaire entre le travail scientifique et la fonction sociale des chercheurs/ses, tou.te.s animé.e.s par le souci de l’intérêt général, lequel ne peut passer par le soutien de pratiques discriminatoires et autoritaires.

Les articles de cet ouvrage s’ attachent donc à « vendre la mèche » en dévoilant ce qui se joue en coulisses de ces paniques identitaires : le racisme (soit le système supposant l’inégalité naturelle des « races » humaines) et les discrimination de genre. Rappelons qu’on entend par « genre » la construction sociale des identités sexuées22, et par « race » non une réalité biologique, mais un ensemble de constructions sociales et historiques qui a des effets réels sur le vécu des individus (en terme d’exclusions, de discrimination, de racisme) – alors qu’ aujourd’hui, les critères de définition de la race, tout comme le racisme, se sont déplacés depuis le plan biologique vers le plan culturel et religieux (...)

Les choses n’étant jamais si simples, la question identitaire est également brandie par les minorités en guise de demande de reconnaissance comme l’avait déjà analysé Axel Honneth25. Ces demandes s’inscrivent dans une politique de lutte contre les discriminations, elles aussi amplement démontrées par des travaux scientifiques : aux guichets, à l’école, à l’emploi, au logement, au faciès… Elles recoupent désormais des enjeux mémoriels autour d’un passé colonial qui peine à s’imposer dans le récit national-républicain. C’est pourquoi les mémoires des traites, de l’esclavage, ou de la guerre d’ Algérie irriguent aussi les paniques identitaires (...)