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Palestine : La guerre des bulldozers
Article mis en ligne le 1er décembre 2012

Au printemps 2002, j’avais organisé un voyage en Palestine et en Israël au nom du Parlement international des écrivains. Une délégation composée de Russel Banks (Etats-Unis), Bei Dao (Chine), Breyten Breytenbach (Afrique du Sud), Vincenzo Consolo (Italie), Juan Goytisolo (Espagne), José Saramago (Portugal), Wole Soyinka (Nigeria). Au retour nous avions publié chacun un texte dans la presse de nos pays respectifs. (repris sous forme de recueil dans "Un voyage en Palestine" Climats 2002).

En soutien à la candidature de la Palestine à l’ONU, je publie ici mon texte qui parut pour la première fois dans Le Monde Diplomatique.

A l’époque des guerres yougoslaves, l’architecte Bogdan Bogdanovitch avait forgé le mot « urbicide » pour désigner la destruction des villes des Balkans. En Palestine, ce qui frappe d’emblée, c’est la violence exercée contre la terre, le territoire. A perte de vue, ce ne sont que chantiers à ciel ouvert, collines éventrées, déforestations. Paysages en lambeaux. Rendus illisibles par une violence qui semble concertée. Non pas seulement la violence des bombes et de la guerre, non pas les destructions infligées par les incursions des chars, mais une violence active, industrieuse. Cadastrale.

(...) Un camp de réfugiés, en Palestine

La laideur du béton et du bitume s’étend sur les plus beaux paysages de l’histoire humaine. Les collines sont lacérées par les « routes de contournement » que l’on construit pour protéger les accès des colonies israéliennes ; à leurs abords, on détruit les maisons, on arrache les oliviers, on rase des champs d’orangers pour améliorer... la visibilité. A leur place, s’étendent des no man’s land surmontés de miradors. Le bulldozer que l’on croise partout au bord des routes apparaît tout aussi stratégique dans la guerre en cours que le tank. Jamais un engin aussi inoffensif ne m’était apparu porteur d’une telle violence muette.
(...)

Ce que l’on voit à l’oeuvre, ce n’est pas la création de deux Etats (israélien et palestinien), mais l’émiettement, la dissolution du paysage. L’abolition du territoire. Ce n’est pas la première fois qu’on débaptise les lieux. Qu’on substitue un nom de rue ou de ville à un autre. Qu’on défait et refait le « lieu-dit ». En Bosnie, on appelait cela « mémoricide » ! Mais ici on ne se contente pas de changer les noms. On défait les lieux. Forêts. Collines. Routes... C’est le territoire lui-même qui est l’objet d’une défiguration. La géographie, dit-on, ça sert d’abord à faire la guerre. En Palestine, la guerre, ça sert surtout à défaire la géographie.

C’est une chose qu’on n’entend pas assez dans les discours officiels et les résolutions de l’ONU : ce territoire est une trame où se croisent les fils d’une histoire millénaire ; son sous-sol est fait de sédiments empruntés à plusieurs cultures, plusieurs humanités successives. Son paysage même, ses routes, ses champs et ses oliviers appartiennent au patrimoine de l’humanité. Ce patrimoine est en danger. L’Unesco s’est alarmé à juste titre de la destruction des bouddhas de Bamyan, en Afghanistan. Va-t-on laisser transformer la Palestine en champ de ruines, faire de Jérusalem un nouveau Beyrouth, disparaître, sans que personne ne s’en émeuve, ses sites naturels et archéologiques. (...)

La machine à défigurer s’active en permanence, patiente et oublieuse comme une abeille. Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle fabrique de la frontière. Elle « frontiérise » à tout va. Ici, la frontière est partout. Elle traverse chaque coin de route, chaque colline, chaque village et parfois chaque maison... (...)

C’est un aspect que le débat politico-médiatique passe largement sous silence : la colonisation israélienne des territoires occupés n’est pas seulement injuste, illégale, elle est impossible ; elle repose sur cette « impossibilité d’habiter » qui est caractéristique des pathologies de l’exil et qui frappe aussi les habitants des camps de réfugiés. Les colonies israéliennes sont à proprement parler inhabitables. Non pas simplement inconfortables, ou dangereuses, ou peu viables à long terme. Elles révèlent l’impossibilité d’« habiter » qui est l’autre face du retour... Une sorte d’anti-urbanisme. Un urbanisme de guerre comme on parle d’une économie de guerre. Un urbanisme de l’incivilité. (...)

D’où ses formes paradoxales. Un habitat exorbité, littéralement extravagant. La sécurité de chaque colonie au coeur d’espaces peuplés en majorité de Palestiniens (5 000 colons pour 1,5 million de Palestiniens dans la seule région de Gaza) exige des efforts de sécurité constants, la maîtrise totale des entrées et des sorties ; chaque passage d’une voiture de colon provoque des embouteillages de plusieurs kilomètres sur les routes adjacentes bloquées par des check-points. Une sorte d’apartheid routier qui exige du génie civil sans cesse de nouvelles prouesses. (...)