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l’Express
Octobre 1961 : le témoignage d’un policier
Article mis en ligne le 16 octobre 2021

"Nous, on faisait la guerre et on avait un adversaire bien désigné : c’étaient les Algériens." En 1961, Raoul Letard, alors tout jeune policier, est en poste dans une brigade d’intervention de la préfecture de police de Paris, dirigée par Maurice Papon. Il participe à la tragique nuit du 17 octobre, au cours de laquelle 200 Algériens au moins sont tombés sous les matraques ou les balles des policiers chargés de mater la manifestation organisée par le FLN. Ce témoignage - encore inédit - a été recueilli dans le cadre d’une enquête de l’Ihesi (Institut des hautes études de la sécurité intérieure). Il sera publié, avec de nombreux autres, dans un essai de l’historien Jean-Marc Berlière intitulé La Cour du 19 août.

On se disait : "Un jour, un jour quand même ils vont bien faire la connerie de sortir tous ensemble." Et ça, c’était une sorte de rêve... D’avoir un jour un paquet de mecs face à nous, là, et de pouvoir régler les comptes parce qu’on avait accumulé des morts et des morts, et, bien sûr, de la haine. Et puis un jour, à l’occasion d’obsèques, le préfet de police Papon fait un discours dans la cour de la Cité : "A partir de maintenant, nous ne rendrons plus coup pour coup ; pour un mort, nous ferons dix morts." [En réalité, Maurice Papon déclara : "Pour un coup porté, nous en porterons dix."] Ce discours a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. (...) Il a remis une pression formidable parce qu’on savait que Papon protégeait toutes les exactions de la police.

(...) Et puis on apprend la veille ou l’avant-veille du 17 octobre 1961 qu’il y aura une manifestation des Algériens dans Paris. Le lendemain, on a la confirmation. Un collègue qui était de radio vient nous dire : "Les gars, ça y est, les... ratons - on disait les ratons - se réunissent sur les Champs-Elysées... (...)

Puis on est partis en direction de l’Etoile. On a pris l’avenue Victor-Hugo, où on a fait une première descente sur une dizaine de mecs, des Algériens qui ont, bien sûr, été matraqués et qu’on a laissés sur le carreau. (...) Ensuite, on passe le pont de Neuilly, on arrive à Colombes, et qu’est-ce qu’on voit devant nous ? Une manifestation d’Algériens, plusieurs centaines. Notre patron, l’officier qui commandait, était prêt à couvrir tout ce qui devait être couvert... Il n’y avait pas de raison de se retenir. (...) (...) On était devenus incontrôlables (...)

(...) Pendant deux heures, ça a été une chasse à l’homme véritablement terrible, terrible, terrible ! (...) Enfin, on a fini par rentrer, faute de combattants.(...) On était tellement déchaînés qu’on était devenus incontrôlables. L’ambiance était telle que si un officier, ou le patron, s’était avisé de vouloir nous reprendre en main, il aurait été malmené à son tour...

(...) Quelques jours plus tard, le 1er novembre, les Algériens devaient ressortir... A la limite, ça nous aurait pas déplu, mais le directeur est arrivé en disant : "Voilà, je sors de chez le préfet, qui n’est pas content de ce qui s’est passé le 17, parce qu’il y a eu beaucoup trop de morts dans les commissariats. Il ne veut pas que ça se renouvelle... En revanche, vous avez carte blanche sur la voie publique." Vous vous rendez compte ? Dire à des gardiens de la paix (...) : "Vous avez carte blanche sur la voie publique" !

En rentrant à la maison après la nuit du 17 octobre, j’ai réveillé ma femme. D’habitude, je ne raconte rien à personne, mais, cette fois, je lui ai dit : "La haine, c’est terrible, ça conduit à tuer.""