Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Reporterre
Nucléaire : « Les industriels sont dans le déni, les politiques n’y connaissent rien »
Bernard Laponche (84 ans) est un ingénieur polytechnicien, physicien de formation. Ancien ingénieur nucléaire au Commissariat à l’énergie atomique (CEA)
Article mis en ligne le 28 mai 2022

Nucléaire « inacceptable », « catastrophe industrielle » des EPR, la France et sa « la folie des grandeurs »... Pilier de la lutte contre l’atome, l’ingénieur Bernard Laponche alerte sur les dangers de cette technologie.

Reporterre — Comment analysez-vous le retour en grâce de la filière nucléaire par Emmanuel Macron, avec la construction de six EPR2 et l’étude de huit additionnels ?

Bernard Laponche — C’est de la com’ ! Cette opération s’inscrit dans la mythologie qui remonte au général de Gaulle, et qu’Emmanuel Macron a reprise à son compte, selon laquelle le nucléaire civil et militaire est la base de l’indépendance de la France.

Le parc nucléaire d’EDF traverse sa pire crise depuis sa naissance. L’enlisement du chantier de l’EPR de Flamanville, les arrêts en chaîne de réacteurs à cause de problèmes de corrosion et de fissures, les problèmes aux usines Orano de retraitement de La Hague et de fabrication du Mox [1] à Marcoule, EDF au bord de la faillite... C’est du jamais-vu. Entre 2010 et 2020, près d’une centaine d’incidents se sont produits sur l’ensemble du parc. Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l’a reconnu le 7 avril 2021 lors d’une audition au Sénat : « Un accident nucléaire est possible en France. »

Dans cette situation, il semble très difficile de tenir un discours triomphant sur le nucléaire. Mais les industriels sont dans le déni, les politiques qui le promeuvent n’y connaissent rien. Tous surfent sur l’argument de la lutte contre le changement climatique pour promouvoir la filière.

Pourquoi le nucléaire ne sauvera pas le climat ?

Les émissions de gaz à effet de serre sont loin d’être négligeables. Les fissions nucléaires dans un réacteur en fonctionnement, à l’origine de l’énergie produite, n’émettent effectivement pas de CO₂. Mais l’ensemble des activités nucléaires dans une centrale en fonctionnement — 800 salariés en moyenne — ou lors des arrêts pour les travaux de maintenance, si. Ces activités engendrent aussi très souvent des fuites de gaz très actifs sur le réchauffement climatique, comme les fluides frigorigènes (...)

Il est généralement accepté que la production d’électricité d’origine nucléaire, lorsqu’elle fonctionne correctement, émet moins de gaz à effet de serre que cette production à partir du charbon, du pétrole et du gaz. Mais la comparaison des émissions des différents modes de production d’énergie en grammes d’équivalent CO₂ par kilowattheure (kWh) est trompeuse, car elle considère que les émissions produites par ces activités, et notamment la construction des centrales, vont être compensées par une production d’électricité non émettrice de gaz à effet de serre pendant la durée de fonctionnement du réacteur. C’est inexact, puisque beaucoup d’activités émettrices se poursuivront pendant cette durée.

D’autre part, cette « compensation » se ferait, en cas de nouvelles constructions, bien au-delà des dates butoirs fixées pour atteindre la neutralité carbone. (...)

Aujourd’hui, le nucléaire ne représente que 10 % de la production électrique mondiale et ne permet d’éviter que 2,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pour qu’il contribue significativement à la lutte contre le changement climatique, il faudrait multiplier par cinq, au moins, sa part dans le mix électrique mondial. Ce qui, compte tenu de la durée de construction d’une centrale, est absolument impossible techniquement, même en cinquante ans. (...)

Enfin, du fait du réchauffement climatique qui s’accélère, les centrales en bord de fleuve seront de plus en plus confrontées au réchauffement des eaux et à la réduction de cette ressource, et celles en bord de mer à la montée des eaux océaniques, du fait de la fonte des glaces.

Mais surtout, on ne peut pas réduire la question du nucléaire aux émissions de gaz à effet de serre. D’autres facteurs sont à prendre en compte dans le choix du mix électrique : le risque d’accident grave ou majeur, les déchets radioactifs qui s’accumulent pour des milliers d’années, la prolifération de l’arme nucléaire par l’enrichissement de l’uranium et la production de plutonium, via le retraitement des combustibles irradiés. Cette technique est inacceptable pour la menace qu’elle fait peser sur l’humanité. (...)

La gestion des déchets radioactifs est très problématique. Dans les autres pays nucléarisés, les combustibles irradiés sont considérés comme des déchets dès leur sortie des réacteurs. La France, elle, retraite ses combustibles irradiés pour produire du plutonium, initialement pour la bombe atomique. Près de 70 tonnes de cette matière radioactive sont actuellement entreposées à La Hague. Le plutonium produit sert maintenant à la fabrication de combustible Mox. Utilisé dans une vingtaine de réacteurs de 900 MW, il est plus radioactif et plus dangereux que le combustible à uranium enrichi ordinaire et n’est pas retraité une fois qu’il est irradié.

L’usine de La Hague est l’une des installations les plus dangereuses du monde. (...)
Et elle est vieillissante. Certains évaporateurs sont en panne, ce qui empêche le site de fonctionner à plein régime. Le risque d’embouteillage des combustibles à retraiter et de saturation des piscines d’entreposage s’accroît. (...)

Il est urgent de cesser le retraitement. L’Autorité de sûreté nucléaire a évoqué récemment des difficultés qui s’accumulent dans la gestion des combustibles irradiés. Mais la filière s’entête, et préfère pallier le risque de saturation en demandant de construire une nouvelle grande piscine d’entreposage. (...)

Le projet Cigéo [2] en est au printemps 2022 à la déclaration d’utilité publique (DUP), non encore approuvée. L’Andra devrait déposer fin 2022 sa demande d’autorisation de création (DAC), qui serait ensuite instruite pendant environ trois ans par l’IRSN [3] et l’ASN. Le projet comporterait une « phase pilote » destinée à tester les opérations prévues, et notamment la réversibilité du stockage et la récupérabilité d’un colis défaillant exigées par le Parlement. (...)

Les critiques et interrogations sur ce projet sont multiples, notamment de la part de l’Autorité environnementale, d’experts indépendants, d’organisations environnementales et des populations locales (...)

Global Chance a proposé depuis des années une solution alternative : le stockage à sec en subsurface. Il serait installé à faible profondeur ou au flanc de collines pour assurer la protection contre les agressions extérieures pendant une durée de l’ordre de 300 ans. En parallèle, la recherche d’une solution plus satisfaisante serait poursuivie. La preuve expérimentale de la fission nucléaire, établie en 1942, a exactement 80 ans. Donner le temps et les moyens à la recherche en parallèle à un entreposage sécurisé, contrôlé et réversible, paraît une solution tout à fait acceptable, moins risquée et moins chère. (...)

La France a eu la folie des grandeurs en voulant construire des réacteurs de plus en plus puissants. (...)

À chaque fois qu’on augmente la puissance d’un réacteur, il faut tout redessiner. Les calculs à réaliser sont d’une complexité extrême. (...)

Enfin, depuis quelques mois, EDF est confrontée à un problème de corrosion et de fissures sur les circuits de refroidissement de secours branchés sur le circuit primaire de plusieurs réacteurs du parc, en premier lieu ses réacteurs les plus puissants (...)

Tous les réacteurs doivent être contrôlés d’ici fin 2023. La cause de ces défauts reste encore mal expliquée [6] et serait multifactorielle : qualité de l’acier des pièces, méthode de soudage, disposition des circuits...

Actuellement, entre le tiers et la moitié des réacteurs d’EDF sont à l’arrêt du fait de ces difficultés et d’incidents quasi quotidiens sur tel ou tel réacteur. (...)

Les réacteurs, même arrêtés, et les entreposages de combustibles irradiés, doivent être approvisionnés en eau de refroidissement et donc constamment alimentés en électricité. Ils sont donc extrêmement fragiles vis-à-vis de toute agression extérieure en situation de conflit armé ou d’attaque terroriste. (...) Avec à la clé un risque d’accident grave (...)

Cette fragilité intrinsèque est un avertissement pour toutes les usines et centrales nucléaires dans le monde. (...)