
Comment expliquer l’indigence du discours politique actuel ? A quoi pourrait ressembler un débat public moralement revitalisé ?
Sans même nous en apercevoir, nous sommes passés d’un monde où nous avions une économie de marché à un monde où nous sommes une société de marché. La différence tient à ceci : une économie de marché constitue un outil — à la fois coûteux et fonctionnel — pour organiser les activités productives, tandis qu’une société de marché est un lieu où presque tout est à vendre, un mode de vie dans lequel les valeurs de marché imprègnent les relations sociales et gouvernent tous les domaines de l’existence.
Pourquoi s’inquiéter d’une telle évolution ? Pour au moins deux raisons. Dans une société dominée par l’argent, son abondance ou sa pénurie revêtent une importance démesurée. Si la richesse n’offrait comme seul avantage que la capacité d’acheter des yachts et des villas, l’inégalité sociale serait moins insupportable qu’elle ne l’est aujourd’hui. Dans la mesure cependant où la possession d’argent détermine aussi l’accès à l’éducation, à la santé, à l’influence politique et à un voisinage protégé, la vie devient plus difficile, sinon invivable, pour ceux qui en sont dépourvus. La conversion de toute chose en marchandise monnayable rend le venin de l’inégalité encore plus toxique.
En second lieu, mettre un prix sur toutes les activités humaines peut se révéler corrupteur (...)
La raison au nom de laquelle on interdit l’achat d’un vote — préserver l’intégrité du choix démocratique — devrait tout aussi logiquement conduire à limiter drastiquement les dons d’argent aux candidats.
Bien entendu, la question de savoir ce qui est « corrupteur » ou « dégradant » peut souvent se discuter. Pour décider si nous autorisons ou non la vente et l’achat d’organes humains ou s’il faut recruter des mercenaires pour livrer des guerres en notre nom, nous devons réfléchir à toutes sortes de questions épineuses sur la dignité humaine et la responsabilité civique.
Les économistes classiques, depuis Adam Smith, ont toujours admis que leur discipline était partie intégrante du champ de la philosophie morale et politique. L’économie dans sa version aujourd’hui la plus courante s’affiche comme une discipline autonome, une science du chiffre et de l’argent qui n’a pas à se poser de questions sur le bien-fondé d’une redistribution des richesses ou sur la manière de mesurer la valeur de telle ou telle chose. L’idée selon laquelle l’économie serait une discipline neutre a toujours été discutable. A présent que les marchés étendent leur emprise sur les aspects non économiques de nos vies, elle peut de moins en moins se soustraire aux questions morales qui lui sont posées (...)
Plutôt que d’attendre des citoyens qu’ils laissent leurs convictions morales au vestiaire lorsqu’ils pénètrent dans l’arène publique, il serait plus judicieux au contraire qu’ils les revendiquent haut et fort.