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le monde diplomatique
Notre pari, l’émancipation
Serge Halimi
Article mis en ligne le 12 octobre 2014
dernière modification le 4 octobre 2014

La presse française nourrit-elle d’autres projets que ceux de réduire ses effectifs et de chercher son salut loin du journalisme ? Une telle orientation paraît sans issue, alors que l’ambition éditoriale continue de représenter une destination d’avenir

Le 20 août 2013, Libération chercha à relancer sa diffusion flageolante grâce au slogan promotionnel suivant : « Quand tout va vite, une seule solution : aller plus vite encore. » Une mauvaise solution, apparemment. Un an plus tard, les ventes du journal poursuivaient leur dégringolade, et ses dirigeants annonçaient la suppression de plus du tiers des effectifs du quotidien. Dans le même temps, ils exigeaient que les rescapés produisent davantage de « contenus » avec moins de journalistes. Les rebelles éventuels étaient mis en garde par le nouveau directeur général Pierre Fraidenraich : « C’est ça ou la mort (1). » Ce sera sans doute l’un et l’autre. (...)

à moins de céder au travers habituel du journalisme consistant à dénicher de l’inédit là où des gens plus ordinaires repèrent aussitôt de vieilles ficelles, cela fait très longtemps que nul ne prend Laurent Joffrin pour l’héritier de Jean-Paul Sartre, fondateur de Libération, ni M. Hollande pour celui de Jean Jaurès (3). S’il a fallu un certain aplomb au président français pour clamer que son « véritable adversaire » était la finance alors même qu’il avait résolu de ne rien entreprendre contre elle, que dire du directeur de Libération qui, dans le cours du même entretien, proclame que son quotidien est « le plus libre de France » et avertit ceux qui y travaillent encore : « On ne va pas insulter les actionnaires qui ont mis 18 millions dans le journal (4) » ? (...)

la presse constitue dorénavant un secteur trop sinistré pour pouvoir résister aux grandes fortunes miséricordieuses qui daigneraient éponger ses déficits. (...)

La désaffection du lectorat intervient au moment où les recettes publicitaires elles aussi se dérobent — celles de la presse écrite ont baissé de 27 % entre 2009 et 2013. Dans ces conditions, les grands patrons n’investissent plus dans un journal avec l’espoir d’en tirer un profit financier. « Serge Dassault, rappelle le magazine Capital, a perdu avec le seul Figaro 15 millions d’euros en moyenne par an depuis cinq ans. Michel Lucas, le patron du Crédit mutuel, 33 millions en moyenne avec ses neuf quotidiens régionaux de l’est de la France. Claude Perdriel tournait à 5 millions de déficit avant qu’il ne cède son Nouvel Observateur. Bernard Arnault a accumulé plus de 30 millions de pertes depuis le rachat des Echos. Seul rescapé, François Pinault a longtemps récolté 2 à 3 millions de profit avec Le Point, mais était en perte au premier semestre 2014 (8). » (...)

Obtenir que la ligne éditoriale de la quasi-totalité des médias épouse un discours libéral et austéritaire ne requiert pas pour autant une pression de chaque instant. La formation et la socialisation de la plupart des journalistes économiques, comme celles des éditorialistes, garantissent qu’ils penseront assez spontanément comme le Fonds monétaire international, la Cour des comptes ou le patronat. (...)

Le « retour » de M. Nicolas Sarkozy semble garantir qu’un affrontement personnalisé entre partisans de politiques quasiment identiques continuera de scander le débat public français pendant les prochaines années. Et que les médias rythmeront l’ensemble de façon compulsive à coups de sondages et d’alertes au terrorisme.

Depuis 1989, l’émission de France Inter Là-bas si j’y suis avait permis à un public important et socialement diversifié d’échapper à de telles manipulations grâce à une perspective originale sur l’actualité, sociale mais aussi internationale. Les journalistes du Monde diplomatique y étaient régulièrement invités. En juin dernier, prétextant l’âge de l’animateur, Daniel Mermet, et des sondages d’écoute en recul, la direction de la station a autoritairement fermé cet espace de liberté. (...)

La disparition de la seule émission quotidienne de radio nationale identifiée comme dissonante dans le concert médiatique, et dont les enquêtes donnaient la parole aux catégories populaires, interdites d’antenne, constitue donc bien un coup de hache contre le pluralisme (11).

La défense du Monde diplomatique et l’élargissement de son influence n’en deviennent que plus urgents. (...)

Le tournant numérique a ouvert un libre-service chaotique. On y trouve tous les articles, pêle-mêle et entassés sur un même plan. Mais déjà on sent poindre une forme de lassitude, de fatigue devant l’information superficielle à jet continu, le commentaire immédiat et prévisible de la moindre (prétendue) actualité, le dernier écart de langage, les états d’âme nombrilistes, les coups de gueule instantanés, le spleen théâtralisé, les petites déprimes.

Et c’est là que notre singularité devient un atout, car elle nous permet d’échapper à la rapidité, à la saturation, à la véhémence, à la simplification. Nous savons cependant qu’il nous faut aussi aller de l’avant, rendre compte des discussions et des projets, imaginer nous-mêmes des stratégies de reconquête. S’arrêter, réfléchir, en somme, pour avancer ensuite les yeux ouverts. (...)

Si Le Monde diplomatique a beaucoup changé depuis soixante ans, ce rationalisme tranquille, cette espérance progressiste, ce refus de hurler avec les loups demeurent son invariant. Dans une période où des populations entières versent dans l’obscurantisme, la peur et la paranoïa, nous continuons à penser que la raison, les sciences, l’éducation, le savoir, l’histoire, peuvent légitimement supplanter la seule émotion, les croyances, les préjugés, les superstitions, le fatalisme, la loi du talion. Et fonder un projet de libération humaine.

Nous ne sommes pas obsédés par le thème de la décadence parce que nous continuons de parier sur l’émancipation. Nos moyens de poursuivre ce combat intellectuel dépendent de vous.