
Finkielkraut, Johnny et les « non-souchiens ». Rokhaya Diallo, le CNNum et les « femmes racisées ». « Blanchité », « blackface »… Où va la langue ? Parle-t-on encore français ? Le français de France, le français du Français, le français français, comme dirait Léon-Gontran Damas, l’un des inventeurs de la négritude ? Plus on prête l’oreille aux polémiques, plus leur vocabulaire convainc que le discours sur le racisme, sur la race et sur les autres tient de la novlangue. Est-ce vraiment un hasard ? Pas vraiment, dans un pays où le racisme et la xénophobie auront été, depuis des années et jusqu’à la dernière présidentielle, bien présents dans les esprits mais étrangement absents des débats politiques.
Depuis le thème de « l’identité nationale », ce newspeak français gagne du terrain à mesure que reculent le débat et la réflexion sur le racisme. Le racisme, « cette notion aberrante » qu’il convient de supprimer, affirmait récemment encore Michel Lebb, « parce que ça n’existe pas ». Inventer de nouveaux mots, éliminer surtout les mots indésirables, vider ceux qui restent de leur substance, quelle qu’elle soit : ainsi va le nouveau langage. (...)
ce lexique novlangue se divise en deux classes distinctes, que nous appellerons vocabulaire raciste, ou vocabulaire R, et vocabulaire anti-raciste, ou vocabulaire AR. Notons d’ores et déjà qu’il est difficile, sans une compréhension complète des objectifs personnels et collectifs des dévots de la race, d’employer ces mots correctement. (...)
Considérons ainsi cette phrase typique d’un académicien de la novlangue : « Le petit peuple blanc est descendu dans la rue pour dire adieu à Johnny. Il était nombreux et seul. Les non-souchiens brillaient par leur absence. ». Traduction : « Les Noirs, les Arabes et les Asiatiques ont-ils une âme, une âme rock’n’roll ? Wesh, ma gueule, qu’est ce qu’elle a ma gueule ? » Mais ce n’est pas une traduction exacte. Saisir dans son entier le sens de la phrase susmentionnée exige d’avoir une idée claire de ce que signifie « le petit peuple blanc ». De plus, seul un spécialiste de la novlangue appréciera la force du mot « souchien », qui implique une acceptation aveugle de la métaphore, un enthousiasme sans bornes pour l’affect et, enfin, le strict respect d’une règle élémentaire de la grammaire novlangue : « Moi parler français, parce que moi savoir faire des néologismes. » (...)
Les mots AR consistent en des termes scientifiques et techniques débarrassés de leurs significations indésirables et dont on prend soin d’oublier le sens premier.
Prenons pour exemple le terme « racisé.e.s ». A l’origine, un concept sociologique, utile à l’étude du racisme structurel mais qui, une fois entré dans la novlangue ordinaire, brille de sa nouvelle indigence. Des « personnes racisées » aux « racisés », la novlangue substantive le lexique universitaire, essentialisant par là même le mot qui devait non seulement éviter ce piège mais rendre dicible la réalité sociale du racisme.
De fait, dans sa nouvelle acception, le mot ne renvoie plus au processus de racisation mais réduit la personne à une identité fixe, à « l’être racisé.e ». Autrement dit, on ne se fait pas raciser, on est un ou une racisé.e. Grâce à la novlangue, d’innombrables victimes de discriminations, d’inégalités, de préjugés et de clichés ont ainsi intégré cette nouvelle catégorie homogénéisée et dont le principal avantage consiste à effacer la pluralité des trajectoires sociales. « Le racisé », proche du « non-souchien », lui aussi se dira donc d’abord en revendiquant. Sa place dans le duel « X versus non-X », sa position dans le rapport de forces social et économique, son camp dans la mécanique du racisme – en définitive, son potentiel de mobilisation.
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le but de la novlangue est, d’une part, de fournir un mode d’expression aux idées des dévots de la race, d’autre part de rendre impossible tout autre mode de pensée. Cette langue complexe mais vide, ce newspeak des bas instincts, se destine non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée en réduisant au minimum le choix des mots, et avec lui les personnes elles-mêmes. Lorsqu’il sera une fois pour toutes adopté, lorsque le français sera définitivement oublié, une idée hérétique sera littéralement impensable, dans la mesure où la pensée dépend des mots. Toute ressemblance avec l’appendice d’Orwell n’est pas fortuite.