
Le débat rebondit à chaque hiver : a-t-on le droit d’installer des crèches dans les mairies, ou est-ce contraire à la laïcité ? La question dit à quel point nous sommes mal à l’aise face à un héritage religieux qui continue, qu’on le veuille ou non, à façonner en profondeur nos mentalités ou nos institutions.
L’invention progressive de la crèche
Mais d’où vient la crèche ? Il s’agit en réalité d’une invention médiévale, et, pour être plus précis, d’une invention attribuée à François d’Assise (futur saint). Selon la tradition hagiographique, François aurait été très impressionné par sa visite de la basilique de la Nativité à Bethléem, au cours de la cinquième croisade. Revenu en Occident, il aurait souhaité recréer la même émotion, le même rapport au sacré. Et il aurait donc mis en place la première crèche, à Greccio, en 1223 ; il s’agit alors d’une crèche vivante, comme on en trouve encore parfois aujourd’hui, avec un vrai bœuf et un vrai âne. L’intérêt est avant tout pédagogique (...)
Jouer le religieux
Mais pourquoi cette apparition soudaine d’un nouveau rite ? Pourquoi, au début du XIIIe siècle, cette volonté de montrer le sacré, de l’incarner dans des animaux ou des personnes vivantes ? Il faut noter tout d’abord que la dévotion, qui n’est jamais une chose figée, tend à l’époque à se recentrer sur la figure du Christ incarné (...)
Cette époque est marquée par un profond renouvellement dans la façon dont on pense le rapport des laïcs au sacré et à l’Église. L’apparition des premières hérésies, l’émergence d’une riche bourgeoisie urbaine, la naissance des universités : tout cela pousse l’Église à donner de plus en plus de place aux laïcs. (...)
De même, les prédicateurs prêchent de plus en plus en langue vulgaire, et les Ordres mendiants s’en feront une spécialité. Ce mouvement d’ouverture aux laïcs, c’est ce qu’André Vauchez a appelé le « tournant pastoral ». C’est ce qui explique, en grande partie, l’apparition et la diffusion de la crèche : ce rite parle au peuple, puisqu’il leur montre des réalités de tous les jours – un bœuf, un âne, une mangeoire – pour leur parler d’un mystère sacré. Il correspond donc tout à fait aux nouvelles techniques de prédication que l’Église souhaite promouvoir et dont les franciscains deviennent des spécialistes. (...)
Dans les églises d’abord, puis dans les rues, on joue, dans les langues locales, des scènes de la vie du Christ. On joue le divin, littéralement. Et ce jeu est très sérieux : l’acteur qui joue Hérode ou le Diable est parfois pris à parti par la foule déchaînée, qui « y croit ». Les crèches vivantes participent de ce renouvellement à la fois religieux, littéraire et artistique.
Pauvre Jésus…
Mais il y a encore une autre dimension derrière l’invention de la crèche. Vous l’avez sûrement remarqué (et sinon, allez fouiller dans vos santons, ou dans ceux de vos grands-parents pour les jeunes lecteurs) : tous les personnages de la crèche sont pauvrement vêtus – sauf les rois mages, évidemment. Le Christ lui-même est nu, ou pudiquement enveloppé dans un drap. Ce que montre la crèche, c’est la naissance d’un Christ pauvre, d’un Christ qui naît au milieu des bêtes et des bergers, qui dort dans une mangeoire d’étable.
Or la pauvreté du Christ est au cœur de la dévotion des franciscains : ils sont des mendiants, ils doivent être pauvres, n’ont rien le droit de posséder en propre – c’est ce qui les pousse à prêter les livres. Or l’ordre devient très vite riche et puissant, ce qui provoque de nombreuses tensions au sein de l’ordre – relisez ou re-regardez Le Nom de la rose ! Et ce dès les premières années : à partir de 1220, François d’Assise se retire progressivement de la direction de l’ordre.
On peut alors imaginer que cette première crèche a une valeur discrètement subversive : elle réaffirme que le Christ a choisi de naître pauvre, au milieu des simples et non des puissants, dans un lit de paille et non de pourpre, et que l’on n’a donc pas besoin d’être riche ou savant pour l’aimer. (...)