
La stagnation économique de l’Union et son absence de vision diplomatique indépendante ne désarment pas les fédéralistes européens. Au contraire : moins leur projet, perçu comme technocratique et élitiste, rencontre l’assentiment populaire, plus ils s’acharnent à le faire avancer, subrepticement mais à marche forcée. Décennie après décennie, les « réalisations concrètes » des fédéralistes sont devenues autant de faits accomplis.
A deux pas du Panthéon, à Rome, M. Mario Monti nous reçoit avec courtoisie dans son bureau de sénateur à vie du Parlement italien. L’homme incarne cette élite experte qui gouverne en Europe au nom des lois de l’économie. Tour à tour commissaire européen, conseiller de Goldman Sachs, président du think tank Bruegel, celui que l’on surnomme « il Professore » a aussi occupé dans son pays les fonctions de président du conseil des ministres, chargé entre novembre 2011 et avril 2013 d’un « gouvernement technique » destiné à rassurer les marchés financiers en pleine crise monétaire.
Que pense-t-il du projet d’une Europe fédérale, c’est-à-dire d’un Etat européen fédérant ses Etats membres ? « Si je devais qualifier ma position, je dirais que je considère le fédéralisme, donc l’Europe fédérale, comme une étoile polaire, un point de référence élevé qui doit guider l’action concrète et politique, mais avec selon moi pragmatisme et gradualisme. » Pragmatisme, car, selon M. Monti, si certaines politiques pourraient être davantage centralisées au niveau européen, d’autres fonctionnent mieux aux échelons inférieurs. Il cite en exemple la politique de la concurrence, gérée par la Commission, dont il a contribué à renforcer l’autorité tout en décentralisant sa mise en œuvre. Il faut également être pragmatique : en effet, « si l’on affiche trop ouvertement l’objectif d’un fédéralisme prononcé, certains diraient des Etats-Unis d’Europe, on risque de perdre le soutien de ceux qui seraient d’accord pour aller encore de l’avant, mais pas nécessairement jusque-là ». Ce ton mesuré sied à l’homme d’Etat. Il correspond aussi à une disposition répandue parmi les proeuropéens. Le terme « fédéraliste » est ambigu, sujet à diverses interprétations, et prête à controverse dans des pays comme la France, sans parler du Royaume-Uni. A peine désigné nouveau président de la Commission, à la mi-juillet, M. Jean-Claude Juncker s’est ainsi empressé d’assurer aux conservateurs britanniques qu’il ne voulait pas « des Etats-Unis d’Europe (1) ».
A Bruxelles, les dirigeants utilisent le terme avec parcimonie, et savent qu’on peut être fédéraliste sans le crier sur les toits (...)
« Il faut que l’Europe fasse entendre une seule voix si elle veut peser dans le monde, face à la Chine ou à l’Inde. »
L’antienne est connue, répétée par les faiseurs d’opinion depuis des décennies. Avec un succès relatif auprès des populations, à en juger par la forte abstention (57,42 %) qui a marqué les élections européennes de 2014 et le succès des partis « europhobes » — Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), Front national en France ou Mouvement 5 étoiles (M5S) en Italie.
Ce serait toutefois mal connaître les fédéralistes que de les imaginer désarçonnés par les résultats de ce scrutin. La désaffection des citoyens, presque consubstantielle à la construction européenne, ne saurait les surprendre, ni véritablement les inquiéter. « Le grand problème n’est pas les europhobes, explique Mme Emma Bonino, ancienne commissaire européenne et ancienne ministre des affaires étrangères italienne. Ce sont les indifférents, les euroapathiques, qui forment la grande majorité. Ce sont eux qu’il faut ramener à l’Europe. Ce qui me préoccupe, c’est la timidité des réponses des proeuropéens. Il faut défendre l’Union, et même assumer la nécessité d’aller plus loin dans l’intégration. » Mme Bonino propose ainsi une « fédération légère » autour de quelques secteurs-clés (affaires étrangères, défense, recherche), mais pas de « super-Etat ». Le cheminement de cette « union sans cesse plus étroite » promise par les traités est décidément sinueux. (...)
M. Monti admet que l’intégration européenne a réduit la latitude d’action des pouvoirs publics et renvoyé aux oubliettes des pans entiers de la politique économique. Selon lui, c’est une bonne chose. « Vous me dites qu’il y a moins à choisir, parce que la gamme des choix possibles a été réduite. Mais ma thèse est que ceux qui restent sont de vrais choix, alors que pratiquer des dévaluations compétitives, recourir à une inflation élevée ou laisser courir la dette n’étaient que des façons d’éviter le conflit, de repousser les problèmes » — pour satisfaire les clientèles du jour au détriment des générations futures. Présentée ainsi, l’intégration européenne recèle au moins une vertu : celle de dessiller notre regard sur la finalité qui est aujourd’hui la sienne.