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Négrophobie. Les damnés du Maghreb
Rafik Chekkat Avocat et essayiste
Article mis en ligne le 12 août 2020
dernière modification le 11 août 2020

Des appels depuis le monde arabe, comme celui de l’actrice palestinienne Maryam Abou Khaled, ouvrent le débat sur le racisme subi par les populations noires de la région et sur le legs vivace de siècles de traite arabo-berbère. Si Frantz Fanon a très peu écrit sur le sujet, son analyse du racisme du point de vue de ses victimes permet de penser un phénomène trop longtemps tabou au Maghreb.

Durant toute son existence, Fanon a été en prise directe et brutale avec le racisme. Cette réalité, il l’exprime notamment à travers le récit d’expériences vécues tant en Martinique, que dans les rangs des armées « alliées » durant la seconde guerre mondiale, dans les rues de Paris ou Lyon, aussi bien que dans celles de l’Algérie occupée. À travers l’expérience vécue de la race, considérée comme le moyen privilégié d’appréhender le racisme, il livre des outils précieux pour tenter de comprendre les tenants psychologiques et culturels de l’aliénation (raciale), compréhension de réalités qu’il conçoit comme un préalable à leur « liquidation ». (...)

L’auteur de Peau noire, masques blancs avait bien conscience de l’existence de liens étroits entre les aspects socio-économiques et psychologiques du racisme. Il était évident pour lui que l’aliénation du Noir n’est pas une question individuelle et que des rapports internes lient la conscience et le contexte social. Mais au lieu de mener en termes généraux et abstraits une étude des mécanismes du racisme, il a préféré procéder à une analyse empirique de la condition de Noir, en partant de la sienne propre. À l’opposé des dénonciations habituelles et convenues du racisme, l’approche de Fanon est capitale pour penser dans le même mouvement l’oppression raciale et son dépassement.

Des impasses aujourd’hui impossibles

S’il convoquait régulièrement l’histoire et la sociologie, Fanon n’était ni historien, ni sociologue. En plus d’être empreinte des idées de son époque, sa compréhension d’un certain nombre de réalités pouvait être limitée ou déformée par des biais liés notamment à sa condition sociale. Sur l’esclavage transatlantique, il considérait que le Noir n’avait pas soutenu la lutte pour la liberté et avait été libéré « de l’extérieur » par le maître. Ces propos passent sous silence les nombreuses luttes d’esclaves qui ont jalonné l’histoire de la Caraïbe au Brésil, et sont erronés quand bien même on ne s’attacherait qu’à la Martinique.

Ce n’est pas dans son île que Fanon situe l’expérience décisive qu’il avait fait du racisme, mais dans la France dite métropolitaine. (...)

Le lourd héritage de la traite arabo-berbère (...)

Or, rappelle l’auteure afro-colombienne Rosa Amelia Plumelle-Uribe dans son essai Victimes des esclavagistes musulmans, chrétiens et juifs (Anibwe, 2012) :
« Avec le temps nous avons oublié que la dégradation de la situation et de l’image des Noirs, a commencé en Afrique noire lorsqu’une partie de ce continent est devenue un réservoir d’esclaves destinés aux pays musulmans. Car, il faut savoir que même si l’égalité raciale était soutenue par les préceptes de la religion islamique, en fait, la littérature, les arts et le folklore des peuples musulmans exprimaient le contraire. Ainsi s’explique que, très rapidement, la littérature musulmane ait commencé à véhiculer une image repoussante des Noirs, dont la couleur de la peau associée à leur condition servile devenait un fardeau plus lourd que la servitude elle-même. La plupart des Noirs islamisés, femmes et hommes, finirent par adhérer à cette image infériorisée, vite répandue dans la culture arabo-musulmane. » (...)

Avec le temps nous avons oublié que la dégradation de la situation et de l’image des Noirs, a commencé en Afrique noire lorsqu’une partie de ce continent est devenue un réservoir d’esclaves destinés aux pays musulmans. Car, il faut savoir que même si l’égalité raciale était soutenue par les préceptes de la religion islamique, en fait, la littérature, les arts et le folklore des peuples musulmans exprimaient le contraire. Ainsi s’explique que, très rapidement, la littérature musulmane ait commencé à véhiculer une image repoussante des Noirs, dont la couleur de la peau associée à leur condition servile devenait un fardeau plus lourd que la servitude elle-même. La plupart des Noirs islamisés, femmes et hommes, finirent par adhérer à cette image infériorisée, vite répandue dans la culture arabo-musulmane. (...)

En explorant les liens entre la naissance du capitalisme et la traite transatlantique, l’œuvre pionnière d’Eric Williams (Capitalisme et esclavage, Présence africaine, 1968) a montré que l’esclavage n’était pas né du racisme, mais que celui-ci avait plutôt été la conséquence de l’esclavage. Si des siècles de traite arabo-berbère n’ont pas eu les mêmes effets que la colonisation européenne et n’ont pas abouti à imposer à l’échelle mondiale l’idée de race comme critère de classification sociale première de la population, ses effets dans les sociétés qui l’ont pratiquée ont été profonds et déterminent de manière durable le traitement discriminatoire réservé aux Noir˖e˖s. Se confronter à cette histoire est une nécessité.
Aujourd’hui au Maghreb

Le racisme au Maghreb n’est pas un reliquat du colonialisme. Il ne peut être appréhendé qu’en prenant la pleine mesure des effets que des siècles de traite arabo-berbère ont eus, d’autant que des pratiques voisines perdurent en Mauritanie et en Libye, comme l’ont révélé en 2017 les images des journalistes de la chaine CNN. (...)

À l’instar de ce qui se passe partout où il existe, le racisme au Maghreb est lié à des conditions matérielles et remplit des objectifs précis. Décideurs politiques et grands médias y voient la possibilité de casser les solidarités qui pourraient se créer entre les classes populaires. Pour ces dernières, le racisme exprime leur refus de se compter parmi les dominé˖e˖s, ce qui se traduit concrètement par leur choix de faire primer leur appartenance au groupe perçu comme majoritaire et dominant, au mépris de leur appartenance de classe. Ce n’est pas la moindre des ruses du racisme que de permettre – entre autres choses – de « rattacher les pauvres au chariot du système d’exploitation ». (...)

Les sociétés du Maghreb sont récemment devenues des terres de transit et d’immigration, modifiant la manière dont on y pense et dit la race et le racisme. Le vocabulaire utilisé aujourd’hui à propos des exilé˖e˖s d’Afrique noire ressemble à s’y méprendre à celui employé en France au sujet des Roms : assistés, parasites, délinquants, sorciers, sales et porteurs de maladies… Accusés en outre de voler le travail des nationaux, ils sont tout à la fois dépeints comme vivant de la mendicité et des aides sociales (quasi inexistantes), et comme de féroces concurrents sur le marché de l’emploi. Le terme « Africain » en est venu à désigner les Noirs du continent, comme si l’Afrique du Nord n’y était pas vraiment située.

Si des campagnes officielles (en Tunisie) ou émanant de la société civile (Maroc et Tunisie), sont aujourd’hui menées avec des fortunes diverses, aucune réponse ne saurait être apportée au problème sans prendre en compte ses coordonnées économiques et politiques (...)

Un déni persistant

Le racisme au Maghreb se traduit dans la vie quotidienne par une valorisation de tout ce qui est considéré comme blanc, et l’on ne compte plus les analyses et témoignages faits par des Noirs (nationaux, exilés ou étudiants en provenance d’Afrique noire). Beaucoup continuent pourtant à nier l’existence de ce racisme. Les crimes innombrables de la colonisation européenne et le récit souvent eurocentré de l’histoire mondiale masquent l’effroyable réalité que fut la traite arabo-berbère. À cela s’ajoute l’injonction faite de taire le racisme pour ne pas rompre une hypothétique unité des damnés de la terre (ou de la communauté des croyants) face à la domination occidentale. Or, une unité fondée sur l’occultation de crimes passés et présents ne peut être que nominale et suspecte.

La traite arabo-berbère et les discriminations au Maghreb sont, il est vrai, instrumentalisés par des acteurs désireux d’en découdre avec l’islam et le monde arabe et de relativiser les crimes coloniaux européens. La prolifération d’articles sur les sites d’extrême-droite, l’appétence pour cette question d’universitaires et d’idéologues tels Bernard Lewis ou Kamel Daoud, l’expression « traite arabo-musulmane » alors qu’il est question dans l’autre cas de « traite transatlantique », tout cela peut favoriser une attitude de déni chez des populations décrites de manière essentialiste comme étant – presque depuis la nuit des temps – conquérantes, violentes et esclavagistes. Un certain discours sur la traite arabe épouse les stéréotypes racistes sur les Arabes, cela ne fait aucun doute. Mais nos silences sur la question laissent le champ libre aux discours les plus réactionnaires qui soient.

Car quand il est question de racisme au Maghreb, le sujet n’est pas tant « le Maghreb », ou encore « les Arabes » pris dans leur ensemble, mais bien les violences et discriminations que vivent les populations noires. L’analyse par Fanon du racisme du point de vue de ses victimes nous enseigne qu’il est vain de soutenir que le racisme ne serait le fait que de quelques-uns : ce sont bel et bien toutes les personnes qui se trouvent du mauvais côté de la barrière raciale qui ont à le subir. Et c’est cette réalité qui nécessite notre attention à tou˖te˖s.