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Négociations avec les labos : comment l’Europe a oublié de se vacciner contre la naïveté
Article mis en ligne le 7 février 2021

Manque de transparence, failles dans les contrats... Alors que l’UE est critiquée pour sa stratégie d’achats groupés de vaccins, chiffrés en milliards d’euros, Mediapart a reconstitué ces mois de négociations hors normes entre capitales, Commission européenne et labos.

Mi-décembre, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, paradait encore, persuadée que « l’heure de l’Europe » était venue, à l’approche du début de la campagne de distribution des vaccins sur le continent. Un mois plus tard, la machine s’est enrayée. Opacité, retards, contrats biaisés en faveur de l’industrie... Les critiques se sont multipliées sur la stratégie d’achat groupé de vaccins portée par la Commission. (...)

Acte 1 : Les États et la Commission se cherchent (printemps-été 2020) – « Les firmes pharmaceutiques ont toujours un coup d’avance »

Mars 2020. L’Europe panique. En pleine pandémie, les États se battent pour des masques et des respirateurs, alors que les frontières se ferment. La Commission européenne souhaite passer, au nom des États membres, des marchés publics conjoints pour les équipements de protection. Masques, blouses, lunettes, mais aussi ventilateurs, respirateurs. Mais la procédure traîne et les capitales se fournissent essentiellement par des canaux nationaux. L’Union n’a su contrer qu’à la marge les stratégies de repli national.

Ce semi-échec refroidit les esprits de certains États au moment de se lancer, quelques semaines plus tard, dans l’achat groupé de vaccins. « La lenteur des achats groupés de masques a clairement suscité des doutes sur l’approche commune », assure une source européenne proche des négociations.

Pourtant, dans l’entourage d’Ursula von der Leyen, on veut très tôt imaginer une solution centralisée, estampillée « Berlaymont », du nom du siège de l’exécutif bruxellois, pour développer et produire le futur vaccin, que l’on n’ose alors qu’à peine espérer. « Mais cela n’allait pas de soi pour la Commission d’aller négocier avec le grand marigot du capitalisme international, car elle n’était pas outillée pour ça », lâche un diplomate. « L’UE n’a pas de compétence en matière de vaccins. La santé est le pré carré des États. Ce qui veut dire qu’elle n’a pas d’argent, et pas non plus les experts pour négocier correctement », insiste une autre source au sein de la Commission.

L’exécutif bruxellois n’est pas « outillé », mais il a envie de se faire une place. « Cette idée de lancer des achats groupés était certes évoquée à la Commission, mais elle a aussi été amenée par des industriels qui ont contacté la présidente Ursula von der Leyen, affirme une source proche des négociations à Bruxelles. Le défi humain et industriel qui les attendait était énorme et ils avaient besoin d’argent public pour soutenir les investissements. Aux États-Unis, le président envisageait de restreindre les exportations. Certains industriels voulaient pouvoir produire pour l’Europe et le reste du monde, ce qu’ils craignaient de ne pas pouvoir faire depuis les États-Unis. Mais attention, ils entamaient aussi des négociations parallèles directement avec les États. » (...)

Acte 1 : Les États et la Commission se cherchent (printemps-été 2020) – « Les firmes pharmaceutiques ont toujours un coup d’avance »

Mars 2020. L’Europe panique. En pleine pandémie, les États se battent pour des masques et des respirateurs, alors que les frontières se ferment. La Commission européenne souhaite passer, au nom des États membres, des marchés publics conjoints pour les équipements de protection. Masques, blouses, lunettes, mais aussi ventilateurs, respirateurs. Mais la procédure traîne et les capitales se fournissent essentiellement par des canaux nationaux. L’Union n’a su contrer qu’à la marge les stratégies de repli national.

Ce semi-échec refroidit les esprits de certains États au moment de se lancer, quelques semaines plus tard, dans l’achat groupé de vaccins. « La lenteur des achats groupés de masques a clairement suscité des doutes sur l’approche commune », assure une source européenne proche des négociations.

Pourtant, dans l’entourage d’Ursula von der Leyen, on veut très tôt imaginer une solution centralisée, estampillée « Berlaymont », du nom du siège de l’exécutif bruxellois, pour développer et produire le futur vaccin, que l’on n’ose alors qu’à peine espérer. « Mais cela n’allait pas de soi pour la Commission d’aller négocier avec le grand marigot du capitalisme international, car elle n’était pas outillée pour ça », lâche un diplomate. « L’UE n’a pas de compétence en matière de vaccins. La santé est le pré carré des États. Ce qui veut dire qu’elle n’a pas d’argent, et pas non plus les experts pour négocier correctement », insiste une autre source au sein de la Commission.

L’exécutif bruxellois n’est pas « outillé », mais il a envie de se faire une place. « Cette idée de lancer des achats groupés était certes évoquée à la Commission, mais elle a aussi été amenée par des industriels qui ont contacté la présidente Ursula von der Leyen, affirme une source proche des négociations à Bruxelles. Le défi humain et industriel qui les attendait était énorme et ils avaient besoin d’argent public pour soutenir les investissements. Aux États-Unis, le président envisageait de restreindre les exportations. Certains industriels voulaient pouvoir produire pour l’Europe et le reste du monde, ce qu’ils craignaient de ne pas pouvoir faire depuis les États-Unis. Mais attention, ils entamaient aussi des négociations parallèles directement avec les États. » (...)

« Entre avril et juin, on a assisté à une petite course entre la Commission qui tâtait le terrain avant de proposer une stratégie d’achats groupés et les États membres convaincus que le niveau national, ou en petits groupe d’États, était le meilleur niveau pour négocier. » (...)

« Les firmes pharmaceutiques ont toujours un coup d’avance, dénonce Olivier Maguet, responsable de la mission prix des médicaments de Médecins du monde. C’est une partie de billard à trois bandes. Elles savent jouer sur les indignations nationales pour mettre les pouvoirs publics sous pression. Cela fait partie de leur stratégie de commercialisation. »

« AstraZeneca a débuté une sorte de chantage pour que l’Europe signe au plus vite alors qu’à l’époque il ne disposait d’aucune assurance que son vaccin allait fonctionner », renchérit Yannis Natsis, représentant de l’ONG European Public Health Alliance (EPHA). Cette initiative des quatre pays force la main à la Commission européenne. Pour éviter la division, celle-ci prend le relais avec une arme de poids, financière, et donc rassembleuse : l’instrument d’aide d’urgence.

Le 17 juin, la Commission présente enfin sa stratégie, avalisée par tous les États membres. (...)

Au Parlement, cette idée d’une stratégie commune est saluée par un large éventail politique. « Le plan était formidable sur le papier, mais il s’est heurté au mur de la réalité », commente-t-on au sein même de la Commission.

Dans le détail, l’enveloppe exceptionnelle de 2,9 milliards d’euros permet de verser, en une fois ou par tranches, à chaque laboratoire signataire une aide destinée à l’inciter à commencer à produire ses vaccins. En échange, et avant même de savoir s’ils sont sûrs et efficaces, les États obtiennent la garantie qu’ils pourront acheter des doses de vaccin, à des tarifs supposément préférentiels.

Avant toute autorisation de mise sur le marché, des millions d’euros sont ainsi empochés par chaque fabricant. Et une fois l’autorisation de mise sur le marché obtenue, chaque État membre paiera un tarif fixé par dose.

« L’initiative d’achats groupés part d’une bonne idée, reconnaît Yannis Natsis. Quand on voit aujourd’hui à quel point les pays se battent entre eux pour obtenir des vaccins, je n’ose même pas imaginer quel aurait été le sort des petits pays si 27 contrats différents avaient été établis. La Grèce, par exemple, aurait payé beaucoup plus cher et attendrait beaucoup plus longtemps la livraison de ses doses. » (...)

Acte 2 : Le temps des contrats (automne 2020) – « C’est incroyable qu’il y ait tant de secrets » (...)

Dès le départ, les négociations sont peu transparentes. On ne connaît pas l’identité des négociateurs. Et les contrats signés ne sont pas rendus publics. Pendant des mois, la Commission ne s’inquiète pas de cette opacité. (...)

Il faut attendre le 11 novembre 2020 pour que la Commission européenne paraphe enfin un accord avec un fabricant de vaccins à ARN messager, la technologie qui s’avère la plus efficace et la plus rapide à développer.
(...)

L’Europe a-t-elle misé trop tard sur les bons chevaux ? À Bruxelles, on met en avant deux points de tension qui ont ralenti les négociations, notamment avec les firmes américaines, mais qui auraient permis à la Commission européenne d’en sortir gagnante. D’abord, la question de la responsabilité des laboratoires et donc celle de possibles effets secondaires. (...)

L’Europe a-t-elle misé trop tard sur les bons chevaux ? À Bruxelles, on met en avant deux points de tension qui ont ralenti les négociations, notamment avec les firmes américaines, mais qui auraient permis à la Commission européenne d’en sortir gagnante. D’abord, la question de la responsabilité des laboratoires et donc celle de possibles effets secondaires. (...)

Pour Clemens Martin Auer, spécialiste autrichien de la santé publique, qui co-préside le groupe de pilotage de la stratégie vaccinale, « la question de la responsabilité a été discutée assez tard dans les négociations. Les avocats des entreprises sont arrivés, spécialement les Américains. Ils avaient comme idée qu’il nous fallait abandonner la régulation européenne (la directive sur les produits défectueux de 1985), ce qui était impossible ». (...)

Les contrats signés avec les États-Unis et la Grande-Bretagne les exonéreraient de toute responsabilité en cas de survenue d’effets secondaires ou de défauts de qualité non visibles lors des essais cliniques, sauf faute délibérée, avec impossibilité de les poursuivre en justice pour les citoyens. Les Européens ont pris le temps de négocier l’enjeu de ces responsabilités, en espérant pouvoir obtenir mieux.

En réalité, les deux contrats signés par la Commission européenne, dont des versions expurgées ont été rendues publiques, laissent apparaître entre deux longs passages noircis pour des raisons de « confidentialité », que les États membres participants s’engagent « à indemniser et dégager de toute responsabilité » le laboratoire en cas de recours de tiers.

Ce qui est prévu, c’est qu’une fois l’autorisation de mise sur le marché obtenue, « l’État prend en charge l’indemnisation des effets secondaires graves sauf si la faute du laboratoire est établie » (...)

Pour l’eurodéputé du parti Écolo belge Philippe Lamberts, lui aussi sceptique sur le volet responsabilité des contrats, les compagnies pharmaceutiques sont identiques aux banques lors de la crise de l’euro à partir de 2009 : « Nous avons des labos “too big to fail” [trop grands pour faire faillite – ndlr]. Si on les exempte de leurs responsabilités, la situation devient la suivante : on privatise les bénéfices [pour les laboratoires], mais on socialise les pertes [prises en charge par les États]. Comme pendant la crise financière. » (...)

Deuxième paramètre sensible, les prix négociés par l’Europe, a priori plus avantageux que ceux acceptés par les États-Unis, le Royaume-Uni ou Israël, des pays par ailleurs mieux servis. Selon Jaume Vidal, conseiller politique à Health Action International, ONG qui milite pour l’accès à tous aux traitements, « encore heureux que les laboratoires reconnaissent un minimum l’investissement public qui les a aidés au financement de la recherche et au développement de leur vaccin et que cela soit compensé un minimum par un prix de vente moins élevé. Sans parler des économies d’échelle que l’Europe peut mettre en avant compte tenu des volumes commandés ».

La secrétaire d’État au budget belge, fière de cet apparent succès, les avait même publiés sur Twitter, avant de les effacer. (...)

Là encore, ce constat est à nuancer. (...)

Parmi les sommes distribuées par la Commission européenne aux différents fabricants de vaccins, c’est a priori le montant le plus bas, puisque c’est aussi le vaccin le moins cher. Parfois présenté comme un acompte ou une avance, il s’agit en réalité d’un chèque encaissé totalement ou en partie avant même que l’autorisation de mise sur le marché soit accordée.

Une fois le sésame obtenu et le produit en vente, le prix affiché par les États de 1,78 euro pour le vaccin d’AstraZeneca se situe en réalité à 2,90 euros.
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ce montant de 870 millions d’euros pourrait être revu à la hausse de plus de 20 % si AstraZeneca justifiait que les coûts de production s’avéraient finalement plus élevés que prévu. Une souplesse supplémentaire tue jusqu’alors. (...)

Acte 3 : La guerre des doses (hiver 2021) – « La fin de la lune de miel » (...)

À mesure que les mois passent, la zizanie s’installe entre les États membres. (...)
La stratégie européenne stipule noir sur blanc que les États ne sont pas autorisés à négocier séparément. Pourtant, on découvre début janvier que Berlin a signé un pré-contrat parallèle de 30 millions de doses supplémentaires avec BioNTech et Pfizer, suscitant l’embarras au Berlaymont et des réactions outrées en France. L’incident se tasse vite. « Des garanties ont été données que ces doses ne seront distribuées qu’après toutes celles du stock européen. Elles n’auront donc aucun impact sur les autres », assure un diplomate. Quant à la Hongrie, elle entame des négociations avec la Russie et la Chine.

Dès décembre, l’Allemagne reproche à l’agence européenne du médicament un processus trop lent d’approbation des vaccins, craignant de voir, déjà, les Britanniques vaccinés aux dépens des Européens. Le 21, le vaccin de Pfizer-BioNTech est finalement autorisé. Ursula von der Leyen se transforme en Mère Noël, en ravissant les chefs d’État européens qui ne demandaient pas mieux qu’un premier vaccin au pied du sapin. Mais déjà, elle peine à synchroniser les agendas nationaux.

Certains États ne sont pas prêts à lancer leur campagne de vaccination le même jour, symbole d’union, le 27 décembre. Alors on insiste devant les caméras sur ceux qui le sont. Les visages des premiers vaccinés sont médiatisés (...)

Avec l’arrivée des premiers sérums, la guerre des doses est déclarée. (...)

AstraZeneca se montre vite incapable de délivrer les doses promises. (...)

le chiffre descend à 31 millions de doses, avant de remonter à 40 millions. Soit 50 % de moins qu’annoncé, alors que l’entreprise, dans le même temps, honore le contrat qu’elle a signé avec le Royaume-Uni, grâce aux mêmes usines...

Le symbole d’une faiblesse européenne lors des négociations. C’est du moins ce qu’affirme Viviana Galli : « La Commission a été plutôt naïve dans ses négociations, donnant beaucoup de marges de manœuvre aux entreprises. Il n’y a pas de clauses dans ces contrats qui rendent les entreprises responsables en cas de défaut de production, alors que cette production est en grande partie financée par de l’argent public, il n’y a pas de contrepartie. » (...)

« Je n’ai jamais vu la Commission européenne en position aussi faible qu’aujourd’hui avec cet échec des pré-achats groupés de vaccins, avance Jaume Vidal, de l’ONG HAI. Pour preuve, les négociations parallèles menées par l’Allemagne. Cela m’étonne que personne n’ait démissionné. »

Le 29 janvier, la Commission européenne, sous pression notamment de Berlin, présente son « mécanisme de transparence et d’autorisation des exportations de vaccins ». Chaque exportation d’un vaccin contre le Covid-19 hors de l’UE devra d’abord être soumise à une autorisation. La transparence devra également être faite s’agissant des exportations des trois mois précédents.Le but est clair, même si la Commission n’emploie pas ces termes : empêcher que des doses promises à l’Europe soient transportées, sans autorisation, dans certains autres pays, dont le Royaume-Uni. Avec une question sous-jacente : Où sont les doses promises ? « La Commission a imaginé ce mécanisme car il n’y avait rien dans les contrats qui pouvait être utilisé contre les entreprises qui ne respectent pas leurs engagements », regrette Viviana Galli.

La Commission doit alors faire face aux critiques de ceux qui dénoncent un « protectionnisme vaccinal ». Mais ce n’est pas tout. Dans la précipitation, la Commission a inclus dans le texte la référence à un article sur la frontière irlandaise, au risque de rouvrir le dossier le plus sensible des négociations sur le Brexit. Le passage sera finalement effacé et Ursula von der Leyen assumera « la pleine responsabilité » de cette erreur.

Mais l’incident laisse des traces. (...)

Pour une source diplomatique au sein d’un État membre, cet épisode est le symptôme d’un problème profond : « Les représentants officiels des États membres, les ambassadeurs, ont été complètement mis à l’écart. Nous n’avons même pas été informés de l’intention de la Commission d’adopter ce règlement. Des membres du comité de pilotage, eux, ont été consultés. Mais il s’agit d’experts issus des administrations en charge de la santé. Ils ne sont pas outillés pour de telles discussions politiques. Ce comité de pilotage est devenu une vraie boîte noire qui crée une profonde frustration. » (...)

Le 27 janvier, surprise : dans une lettre adressée à des dirigeants de l’UE, le président du Conseil européen, le libéral belge Charles Michel, à l’opposé de Marc Botenga sur le spectre politique belge, estime nécessaire une « action robuste » pour sécuriser les livraisons de vaccins. Il n’exclut pas de dégainer l’article 122 des traités. Cette disposition particulièrement vague prévoit « des mesures appropriées à la situation économique si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement de certains produits ».

« Le régulateur pourrait envisager, comme mesure exceptionnelle et de dernier recours, de considérer les vaccins comme des biens communs, explique un officiel européen. La puissance publique a beaucoup financé la production, pourquoi n’envisagerait-on pas de rendre ces brevets publics ? Vu la situation, il faut sortir du cadre habituel de réflexion. » L’idée, jusqu’à présent, ne fait pas beaucoup d’émules au sein de l’exécutif. (...)

Le commissaire français à l’industrie a déjà fait savoir que le rachat de brevets ne permettrait pas « d’aller plus vite ».