
(...) L’intensification du commerce comme fin en soi : quels constats ?
Avec l’ALECA, l’UE propose à la Tunisie de signer un traité international [2] pour ouvrir encore davantage son économie : pour les biens, les services et les capitaux. Cette ouverture concernerait tous les secteurs de l’économie, y compris l’agriculture. Elle mettrait un terme aux droits de douane, et demanderait à la Tunisie d’adopter les normes de l’UE pour que son économie entre en pleine concurrence avec les économies européennes.
Des risques pour les droits économiques et sociaux des citoyens tunisiens
Sous différents aspects, le projet d’ALECA fait craindre des risques pour les citoyens tunisiens en termes de droits économiques et sociaux. En particulier, de nombreux emplois risquent de disparaitre dans les secteurs de l’agriculture et des services. De même, la mise en concurrence du secteur agricole pourrait menacer la sécurité alimentaire, en accentuant la dépendance à l’importation pour les céréales, qui sont la base de l’alimentation tunisienne.
L’impact social se fera aussi sentir de manière moins directe. La perte de ressources budgétaires de l’État (liés à la baisse des droits de douane), se traduira soit par moins de dépenses sociales et de développement, soit par des hausses d’impôts. De plus, si aucun dispositif n’est prévu, les investissements risquent de se concentrer dans le nord-est du pays et ne pas améliorer les inégalités sociales et territoriales.
Enfin, le bien-être et la santé même des citoyens sont menacés. Les mesures de propriété intellectuelle incluses dans le projet pourraient restreindre l’accès aux médicaments. Il est aussi probable que le projet prévoie une juridiction spéciale pour les investisseurs comme les tribunaux d’arbitrage. C’est-à-dire qu’ils auraient la possibilité d’attaquer directement l’État tunisien s’ils considèrent qu’une loi ou une mesure menace leurs investissements [3]. Ainsi des mesures de protection de l’environnement ou de santé publique, par exemple, peuvent être arrêtées ou ne pas être mises en application. [4].
Des avantages incertains pour la Tunisie
En contrepartie de l’ouverture tunisienne, l’UE promet un développement de l’économie, à travers un meilleur accès au marché européen, des normes reconnues internationalement, et plus d’investissement en Tunisie. Cependant, si nous regardons l’Accord d’Association de 1995, qui a mis en compétition l’industrie tunisienne et européenne, nous constatons que, 20 ans après, l’industrie tunisienne est en grande difficulté [5]. Le secteur porteur en Tunisie étant celui des services, faire brutalement disparaître les protections de l’Etat vis-à-vis de ce secteur pourrait l’endommager fortement, en ayant des incidences négatives sur les emplois. Même si cela se fait progressivement, la mise en concurrence inquiète donc tant les organisations de la société civile que les syndicats, et même le patronat [6]. Il faut dire que la compétitivité de l’économie tunisienne est bien inférieure à celle de l’économie européenne. Dans le secteur agricole, elle l’est même 7 fois moins [7].
Deux autres éléments reflètent cette inégalité entre les deux parties
D’abord, l’UE propose que la Tunisie adopte des normes et standards européens dans différents domaines [8]. Toutefois, ce changement de normes aura un coût, qui devra être porté uniquement par la Tunisie, quand les entreprises européennes n’auront pas d’effort particulier à faire. Et ces normes, pensées pour l’Europe, ne sont pas nécessairement adaptées à la Tunisie. D’autre part, le projet d’ALECA permettrait à des fournisseurs de service ou des investisseurs de venir directement en Tunisie librement, alors que les Tunisiens doivent systématiquement passer par une procédure de demande de visa. Or, dans sa stratégie commerciale de 2015, « Le Commerce pour Tous », la Commission Européenne affirme que « pour s’engager dans le commerce international des services, les entreprises doivent établir des marchés à l’étranger afin de desservir les nouveaux clients locaux. » [9]. Cela signifie qu’il est très important pour les Européens que leurs fournisseurs de services puissent venir et s’installer dans d’autres pays. En revanche, il n’est pas possible pour les fournisseurs de services Tunisiens de se déplacer en Europe sans passer par des procédures de demande de visas à l’issue incertaine.
Ce projet semble donc ne pas pouvoir bénéficier dans l’immédiat à la Tunisie mais plutôt servir les intérêts des entreprises européennes, voire détériorer encore certains aspects de l’économie tunisienne. Comment l’UE en est donc arrivée à ce que la Tunisie accepte de discuter une telle proposition ? (...)
L’objectif est de s’assurer d’une part l’accès à des ressources clés comme l’énergie et d’autres matières premières à meilleur coût ; et d’autre part, de pouvoir mieux exporter, notamment dans le secteur des services, le plus important en Europe, en éliminant la majorité des protections des autres économies [14]. Ainsi, l’objectif de l’UE dans ces négociations est de pouvoir investir le marché tunisien, de le confronter à la très forte concurrence du marché européen et donc essentiellement de tirer profit de son avancement technologique et compétitif dans les échanges avec la Tunisie.
Méthodes de négociation européennes : faire pression pour servir ses propres intérêts (...)
Le contexte migratoire régional est caractérisé par une double dynamique. Au nord de la mer Méditerranée une phobie populaire des migrations s’est diffusée, notamment à la suite d’attentats sur le territoire européen – bien que la majorité d’entre eux aient été réalisés par des Européens – mais également stimulée par une instrumentalisation de cette phobie par de nombreux représentants politiques. Tandis qu’au sud de la mer Méditerranée, la situation économique et sociale du pays a eu tendance à se dégrader et un sentiment d’étouffement et de désillusion s’est fait ressentir parmi la jeunesse tunisienne. Elle a tendance à quitter de plus en plus systématiquement le pays, par voie légale pour les élites ou par voie non règlementaire pour celles et ceux dont les demandes de visa ont été refusées. L’UE propose donc pour remédier à l’immigration irrégulière – qu’elle a tendance à criminaliser – des mécanismes légaux d’expulsions nommés officiellement « accords de réadmission ».
Quand le libre-échange restreint la circulation des personnes
En effet l’UE souhaite, pour lutter contre l’immigration irrégulière, faire pression sur l’attribution de visas. Dimitris Avramopoulos commissaire européen chargé de la migration proposait le 14 mars 2018 « de durcir les conditions d’attribution des visas aux pays partenaires qui ne coopèrent pas suffisamment dans le cadre de la réadmission » [29]. En signant ces « accords de réadmission », l’État tunisien serait tenu pendant une longue période d’accepter sans conditions l’expulsion de ses ressortissants depuis le territoire de l’Union Européenne, voire même de ressortissants non nationaux ayant transité par la Tunisie. (...)
A la lecture de l’agenda sur les migrations de la Commission Européenne, il apparaît en filigrane que les États membres sont sommés de faire pression en intensifiant « les actions, de sorte que les pays tiers remplissent leur obligation de réadmettre leurs ressortissants. » [33] En plus, l’UE prévoit de négocier l’expulsion de migrants non Tunisiens vers la Tunisie, parce qu’ils auraient transité par ce pays et pris un bateau pour rejoindre l’Europe. Afin de parachever le projet d’externalisation des frontières européennes, la Commission Européenne révèle que « l’objectif à atteindre consisterait à favoriser une plus grande sécurité des frontières mais également à renforcer les capacités des pays d’Afrique du Nord d’intervenir et de sauver la vie de migrants en détresse. » [34] Certains gouvernements européens ont déjà passé ce type d’accords de renforcement des capacités des garde-côtes notamment avec les autorités libyennes. Malgré des violations fréquentes des droits humains, ils délocalisent donc la gestion des frontières hors de leur territoire [35].
Enfin, pour diminuer le coût de ces expulsions et les rendre plus systématiques, des « accords de réadmission » sont négociés avec les pays tiers comme la Tunisie ou le Maroc (...)
En conclusion, les négociations que mène l’Europe en Tunisie répondent à deux de ses obsessions : rester l’acteur majeur du commerce international et contrôler les personnes qui peuvent accéder à son territoire. Sur les deux sujets, la même logique est de mise et l’UE ne prend pas de risques dans ces négociations. En promettant de petites améliorations – quelques catégories de citoyens Tunisiens iront plus facilement en Europe, quelques secteurs pourront plus exporter – l’UE sert essentiellement ses intérêts directs, au détriment de la réciprocité des retombées positives.
Cependant, comment de telles négociations pourront améliorer la situation économique et sociale en Tunisie ? Sept ans après la révolution, la Tunisie est toujours dans une situation de reconstruction. Les équilibres de fonctionnement n’ont pas encore été trouvés, les réformes constitutionnelles ne sont pas achevées. Il semble donc prématuré de s’engager dans de tels changements, et ces négociations devraient être prises avec beaucoup de précaution et de patience. (...)
Outre le rapport de force déséquilibré dans ces négociations entre un pays de 11 millions d’habitants à l’économie encore très fragile qui est en reconstruction et une Union de 500 millions d’habitants qui est la première puissance commerciale au monde, l’UE impose des pressions de sorte à ce que les conditions des accords soient difficilement négociables pour la Tunisie. On a montré que la conditionnalité de l’aide au développement impliquait que la Tunisie, pour obtenir des financements publics de l’Union, doive accepter de mettre en place certaines mesures ou réformes que l’État n’aurait pas forcément entreprises autrement.
La négociation semble donc être engagée dans un rapport défavorable pour la Tunisie. Pour en sortir, nous proposons de lier totalement les questions de mobilité et de commerce, dans un partenariat plus large qui parte des priorités de la Tunisie, et non de celles de l’Union Européenne. Nous proposons donc quelques orientations et pistes de réflexion :(...)