
Va-t-on nous rejouer la triangulaire bien-pensante d’un Napoléon sauveur des gens de biens contre le double danger du peuple et du retour des royalistes dans une société en perte de connaissance et de liberté ? Toute cette agitation pour le bicentenaire de sa mort ressemble à quelques préparatifs d’une énième répétition…
La jeunesse de Napoléon et sa formation militaire
Depuis 1729, la « Glorieuse Révolution Corse » menait une guerre d’indépendance contre l’occupation génoise, dirigée par Ghjacintu Paoli, et la conquit en 1735. Pasquale, son fils, fit adopter par le peuple corse, en 1755, une Constitution démocratique, fondée sur la souveraineté populaire, un suffrage universel communal contrôlant les élus du pouvoir législatif comme de l’exécutif. Mais, en 1768, Gênes se vengea en vendant, comme une vulgaire marchandise, la Corse au Roi de France Louis XV, qui l’occupa militairement en 1769. (...)
Retrouvons Bonaparte devenu capitaine d’artillerie, qui choisit de servir en Corse en 1792. En France, en février 1793, les Brissotins-Girondins, qui dirigeaient la Convention, déclarent une guerre de conquête des soit-disantes « frontières naturelles de la France », pour tenter une diversion contre le mouvement populaire. Mais, comme on le sait, les peuples de Rhénanie n’aimèrent pas les conquérants et choisirent de résister.
Dans ce programme de conquêtes, les Brissotins ordonnèrent à Paoli de conquérir la Sardaigne ! La France de la liberté était devenue celle de la conquête et du mépris des droits des peuples. Paoli contraint d’obéir, confia à Bonaparte cette expédition qu’il ne souhaitait vraiment pas.
La Corse était alors divisée par l’opposition entre la politique démocratique, que menait Paoli en protégeant les communautés villageoises avec leurs biens communaux, et le « parti français » composé de l’étroite classe des notables bénéficiaires de la distribution de seigneuries anoblissantes, prises sur ces communaux, que Louis XV avait créée.
Le « parti français », dont Joseph, un frère de Napoléon qui se trouvait en France, dénonça Paoli aux Brissotins. Bonaparte prit la défense de Paoli, mais apprenant la trahison de son frère, il dut fuir avec sa famille le 3 juin 1793 [2]. En France, il devient général de brigade au siège de Toulon, en décembre 1793.
Le général Bonaparte se révèle grâce au Directoire (...)
Pour résumer, Bonaparte s’érigeait en chef d’État, exerçant la confusion des pouvoirs législatif et exécutif, puisqu’il nommait tous les fonctionnaires civils et militaires, y compris les juges. Il reconstitua, avec le Conseil d’État, l’ancien conseil du roi : les membres de ce Conseil d’État étaient nommés par lui-même et répartis en cinq sections : finances, lois, guerre, marine, intérieur [5].
L’administration était confiée à des préfets (corps administratif et militaire), au niveau du département, supprimant la décentralisation administrative, confiée aux communes pour l’application des lois, selon l’esprit des principes de 1789 et de 1793, qui disparut alors.
La nouvelle constitution du Consulat, selon Bonaparte, rétablissait la monarchie en France et la centralisation administrative, qui dépassait, et de loin, celle de l’Ancien régime.
Tocqueville a souligné ce point dans son livre L’Ancien régime et la Révolution : « Les premiers efforts de la Révolution avaient détruit cette grande institution de la monarchie ; elle fut restaurée en 1800. Ce ne sont pas, comme on l’a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière administration qui ont triomphé à cette époque et depuis, mais bien au contraire ceux de l’ancien régime qui furent tous remis alors en vigueur et y demeurèrent [6]. » (...)
le Premier consul introduisit dans le droit colonial français, le racisme, selon l’arrêté du 17 juillet 1802 du général Richepanse, qui venait d’écraser la résistance des Guadeloupéens : « Article 1. Jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, le titre de citoyen français ne sera porté, dans l’étendue de cette colonie et dépendances, que par les Blancs. Aucun autre individu ne pourra prendre ce titre ni exercer les fonctions ou emplois qui y sont attachés [10]. »
En 1802, Bonaparte se révélait le fossoyeur des droits de l’homme portés par la Révolution qui abolit l’esclavage et le préjugé de couleur, en réalisant dans les colonies l’Article 1 de la Déclaration : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », et en ouvrant un processus de décolonisation [11] entre la France de la liberté et les colonies héritées de l’ancien régime. Ces relations de réciprocité des droits entre les peuples furent interrompues brutalement par Thermidor et progressivement détruites par le Directoire, puis le Consulat.
De Premier consul à empereur
Le Premier consul, qui concentrait entre ses mains l’exercice des pouvoirs législatif et exécutif et la direction de l’armée, décida de devenir consul à vie le 29 juillet 1802, puis en mai suivant, imposa l’Empire par un plébiscite illusoire du Sénat (dont les membres, nommés par lui, furent pour à l’unanimité, moins les voix de Grégoire et de Carnot), et enfin, se fit couronner en grande pompe le 2 décembre suivant : un grand pas en avant pour son pouvoir personnel. (...)
La politique dans l’illusion, le pouvoir dans la guerre
L’exil à Sainte-Hélène permit à Bonaparte de poursuivre sa légende, conservée dans son Mémorial. Il avait déjà commencé dans ce sens lors de la conquête d’Italie en 1796, en publiant deux journaux, Le Courrier de l’Armée d’Italie et La France vue de l’Armée d’Italie. C’était d’ailleurs une tradition des officiers de l’Ancien régime de forger eux-mêmes leur légende, en vue d’enthousiasmer les régiments et les peuples conquis.
Dans son Mémorial, il cherche à se présenter à la postérité comme héritier et défenseur des « principes de 1789 » et de la Révolution française ; il aurait été un champion des nationalités et du combat contre le fanatisme religieux et les royalistes. Et cette belle propagande continue de nourrir sa belle légende.
Mais nous avons vu autre chose. Si les « principes de 1789 » ont un sens, c’est celui du manifeste de la Révolution qui n’est autre que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Or nous avons vu que Bonaparte avait hardiment violé l’Article 1 de ce texte : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », lorsqu’en 1802 il s’opposa à l’abolition de l’esclavage, en le rétablissant d’une part et d’autre part, en introduisant le racisme dans le droit colonial.
Il viola encore l’Article 6 :« La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation », en dissimulant la suppression des droits des citoyens dans la Constitution du Consulat, écrits certes mais inapplicables.
La Révolution du 10 août 1792 renversa la monarchie en France et déclara la République démocratique et sociale. Bonaparte la viola encore en rétablissant la monarchie par sa dictature militaire, ce qui lui permit de renforcer la centralisation à un degré nouveau (...)
Il parvint, dans une période de crise politique, à établir sa dictature militaire, en faisant la guerre à l’extérieur des frontières, avec un acharnement fort brillant. Il réussit ainsi à supprimer la civilité de la politique, en la remplaçant par une domination militaire : pourquoi faudrait-il dissimuler ces faits ?
Il créait aussi, entre la réalité de l’exercice de son pouvoir personnel et militaire et les illusions de la rédaction de constitutions, la modernité de l’État séparé de la société, en permettant à son chef de former son vivier, plus ou moins large, dans lequel il choisira ses serviteurs.
Un de ses grands admirateurs fut Hegel, théoricien de l’État séparé de la société, qui, dit-on, lorsqu’il vit passer Napoléon à cheval, le vainqueur de son pays, ne put retenir son enthousiasme en s’écriant : « Voilà l’Esprit ! ». (...)
Marx a bien vu chez Hegel, l’ensorcellement indispensable pour aveugler les peuples soumis à une forme de despotisme, en désapprenant la faculté humaine du bon sens et de la logique. (...)