
(...) Un autre monde. Où la précarité de nos vies n’ôtait pas un sentiment de sécurité. Où nous avions la possibilité d’échapper au regard des adultes, et de nous inventer des vies. (...)
Nous avions droit au temps perdu, sans savoir qu’un droit aussi élémentaire pouvait disparaître.
Ma fille, j’ai grandi sans internet ni téléphone portable. Il n’y avait pas encore cette toile qui s’immisce partout : dans notre lit, sur la table du petit déjeuner, dans notre poche, dans notre main.
Ma fille, tu ne le vois pas encore, mais ma jeunesse s’en va, et je serai bientôt un vestige, vivant dans un monde que je n’ai pas souhaité. Un monde où la sensation de l’autre diminue chaque jour. Car toutes nos perceptions seront bientôt captées par les images, et nous n’aurons accès à l’autre qu’à travers une myriade de filtres numériques.
Ma fille, quand les caméras de surveillance sont arrivées dans les rues en 1995, nous les avons vite oubliées. Quand les téléphones portables sont arrivés dans nos vies quelques années plus tard, nous avons vite oublié qu’ils représentaient une technologie de surveillance. Les caméras à reconnaissance faciale, les drones à usage policier arrivent, et bientôt, nous les aurons aussi oubliés.
Ma fille, si les champs de blé disparaissent, s’ils te manquent, tu les retrouveras dans un coin de mémoire, où tu pourras les entendre frémir comme au début de l’été. (...)
Ma fille, je ne pourrais pas empêcher ce monde numérique, mais je peux encore bâtir une pensée qui lui échappe. Cette pensée, c’est maintenant la tienne.