
Mediapart a passé au crible 77 atteintes aux mosquées commises depuis 2019. Corrélation à l’actualité, emprise croissante de l’extrême droite, faible nombre d’affaires élucidées, apathie des autorités… Ce chiffre noir, sous-évalué faute de données publiques exploitables, révèle malgré tout des tendances inédites.
C’est la tuerie la plus meurtrière commise spécifiquement contre des musulmans dans un pays occidental : le 15 mars 2019, le terroriste suprémaciste Brenton Tarrant abattait 51 fidèles dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Sept mois et demi plus tard, à 20 000 kilomètres de là, Claude Sinké, un ancien candidat du Front national de 84 ans, s’en prenait, calibre 9 mm à la main, à la mosquée de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), faisant deux blessés. Un attentat que les autorités françaises n’ont pas considéré comme tel.
Attaques à main armée, incendies, tags, saccages, jets de pierres ou de viande porcine… À partir de sources ouvertes, Mediapart a décortiqué 77 atteintes aux mosquées commises en France depuis cette année 2019 charnière. Un chiffre forcément sous-évalué, faute de données publiques suffisamment exploitables (voir notre méthodologie et nos explications en Boîte noire). (...)
Quoique limitée à un échantillon restreint, notre enquête lève le voile sur la réalité de l’islamophobie, dont l’objectivation souffre toujours de multiples obstacles. Le principal est lié au silence des victimes et à la défaillance de la justice, classiques dans les dossiers de discriminations.
« Nous-mêmes ne portons pas plainte systématiquement. On a reçu pourtant en 2021 près de soixante-dix menaces. Mais à quoi bon se déplacer autant de fois pour recevoir des classements sans suite “pour auteur inconnu” », s’agace Abdallah Zekri, responsable de l’Observatoire de l’islamophobie du Conseil français du culte musulman (CFCM), principale organisation représentative de l’islam de France.
À cela s’ajoutent des difficultés plus conjoncturelles liées directement à la politique gouvernementale. Depuis les dissolutions du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) en 2020 et de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) en 2021, ainsi que la mise au ban du CFCM par Emmanuel Macron en février, plus aucune association musulmane ne tient de registres annuels globaux sur les actes islamophobes. Ni les quatre plus grandes fédérations de mosquées du territoire ni les petites associations islamiques indépendantes ne centralisent le suivi des menaces ou des plaintes. (...)
Reste le ministère de l’intérieur, détenteur d’un jeu plus fin de données compilées tous les ans par le Service central de renseignement territorial (SCRT). En 2021, ses agent·es recensaient 107 atteintes contre des lieux de culte musulmans, en nette augmentation par rapport à 2020 (75) et 2019 (63).
Problème : le ministère de l’intérieur et le SCRT refusent de transmettre à Mediapart la liste précise des mosquées ciblées, ainsi que les dates des faits et les types d’atteintes constatées, gardant le monopole de la production et de l’analyse de ces chiffres. Impossible de replacer le phénomène dans un contexte précis. Impossible de réaliser un suivi de la réponse pénale et des politiques publiques.
Élu·es, associations et même la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) : les demandes se multiplient pourtant ces dernières années pour faire la transparence sur ces informations.
Vu la période, le besoin d’objectivation est critique. Selon la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), six attentats attribués à l’ultradroite ont été déjoués depuis 2019, dont deux visaient des cibles confessionnelles musulmanes. Une menace violente à laquelle s’ajoute celle, plus ordinaire, du tout-venant. (...)
Comme la vague d’attaques de synagogues en 2001 reflétait l’explosion de l’antisémitisme, celle qui s’abat aujourd’hui sur les mosquées témoigne d’un redoublement de haine alimentée par de nouvelles théories complotistes, comme celle du « grand remplacement », qui incitent directement au passage à l’acte.
Son principal promoteur, l’essayiste d’extrême droite Éric Zemmour, condamné pour provocation à la haine religieuse envers les musulmans, le répète sur les plateaux de télévision depuis des années : « L’islam est en train de coloniser l’Europe chrétienne » et « pour certains musulmans, les grandes mosquées signifient la conquête d’un territoire français ».
Face au silence institutionnalisé de l’État auquel se heurte celui, plus honteux, des victimes, Mediapart a décidé de se pencher sur cette haine de proximité qui touche une population au cœur.
Une corrélation à l’actualité et au débat public (...)
Les atteintes aux mosquées ont crû au moment de l’assassinat de Samuel Paty, de la « charte des imams » et de la candidature Zemmour (...)
Plus préoccupant pour le gouvernement, des corrélations semblables se dessinent au moment des controverses engagées par Gérald Darmanin lui-même. Notamment en marge de la loi « Séparatisme », avec une augmentation des passages à l’acte enregistrée à la faveur des débats sur la Charte des principes pour l’islam de France, au début de l’année 2021. Contacté, le ministère s’en défend vigoureusement : il n’a pas la sensation d’avoir participé à une quelconque stigmatisation.
Les atteintes aux établissements cultuels se sont enfin intensifiées au moment de la candidature à l’élection présidentielle d’Éric Zemmour, en novembre 2021, et après le second tour de ce même scrutin, en mai 2022.
Des mosquées fichées par l’extrême droite
Parmi les mosquées ciblées, vingt-trois, soit près d’un tiers, ont été fichées par le militant de Reconquête Damien Rieu. Le 10 mars 2021, l’ancien cadre du mouvement dissous Génération identitaire, rebondissant sur la polémique lancée par le ministre de l’intérieur, concevait une carte interactive localisant « les mosquées et associations cultuelles qui refusent de signer la Charte des principes pour l’islam de France du CFCM ou qui sont affiliées à une fédération qui refuse la charte ». La carte, toujours en ligne, a été consultée à ce jour près de 60 000 fois. (...)
« Je changeais tous les jours d’itinéraire pour rentrer chez moi », se souvient Fatih Sarikir, pointant le désintérêt manifeste de la Place Beauvau, qui l’invitait pourtant encore à ses agapes ministérielles quelques mois plus tôt. « Jamais le ministère de l’intérieur ne m’a apporté un seul message de soutien. »
La justice non plus ne semble pas plus concernée. Deux ans après, la plainte pour menaces de mort du religieux est toujours à l’étude « pour évaluation », explique-t-on au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis) : « Le parquet étudie si d’autres investigations sont envisageables et opportunes afin d’identifier un ou plusieurs auteurs. »
Même apathie des autorités vis-à-vis de la mosquée de Pessac, en banlieue de Bordeaux, pourtant prise pour cible par l’extrême droite à deux reprises et à six mois d’intervalle en octobre 2022 et mars 2023. La mosquée figurait sur le fichier des « islamo-gauchistes » constitué par le site d’extrême droite Fdesouche. Le listing circulait aussi sur FR DETER, cette boucle de discussion de plus de 7 000 membres sur l’application Telegram, récemment mise au jour, dont des membres planifiaient une ratonnade en marge d’une soirée de rupture du jeûne du ramadan, le 13 avril, à Lille. (...)
Douze tweets de Darmanin et un seul déplacement
C’est l’une des tendances saillantes. Malgré le nombre d’atteintes, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, chargé des cultes, ne s’est pas ému outre mesure du phénomène. (...)
Rennes, ville la plus ciblée
L’Auvergne-Rhône-Alpes, dont les mosquées ont été ciblées quatorze fois, arrive en tête des régions les plus concernées par ces atteintes aux lieux de culte, devant la Nouvelle-Aquitaine (neuf fois) et la Bretagne administrative (huit fois).
Ces trois régions ont en commun d’être des territoires où le vote Rassemblement national n’est pas particulièrement ancré, mais qui éprouvent ces derniers temps des opérations d’intimidation d’une extrême droite décomplexée (lire les reportages de Mediapart à Lyon, Bordeaux et Callac). (...)
Trois attaques à main armée, neuf incendies et une longue liste de mosquées taguées (...)
Plus de la moitié des atteintes aux mosquées consistent en des tags (...)
Des auteurs proches du RN ou des identitaires, et seulement six condamnations (...)
Plus troublant : l’un des deux auteurs des tags sur la mosquée de Pantin, commis à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, a participé aux vidéos produites par l’association Reconstruire le commun, financées grâce au fonds Marianne de la ministre Marlène Schiappa, qui avait pour objet de soutenir des projets ayant vocation à « promouvoir les valeurs républicaines » au sein de la société. À ce jour, cette personne n’a pas été condamnée, une première audience de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, fixée en mars 2021, ayant été ajournée.
Deux non-lieux ont par ailleurs été prononcés par la justice du fait des décès des auteurs, à Bayonne et Brest. (...)
Des procédures judiciaires introuvables et des victimes à l’abandon (...)
Dans la plupart des cas, il ressort de l’enquête de Mediapart que la majorité des associations cultuelles musulmanes n’ont pas été tenues au courant des procédures, et ont été laissées à leur propre sort.
Les règles sont pourtant claires et régulièrement rabâchées. « Les victimes doivent être tenues informées strictement et personnellement des suites judiciaires réservées à leur plainte », martelait en 2019 la ministre de la justice Nicole Belloubet dans sa circulaire de lutte contre les discriminations et les actes de haine. (...)
À Alençon, où c’est l’intervention d’un fidèle qui a permis de mettre la main sur un tagueur raciste et récidiviste, Mohamed Nfaoui, responsable de la mosquée, ne se fait plus guère d’illusions. « Ce que l’on craint, c’est un Christchurch. On sait qu’il va arriver mais on ne sait ni où ni quand. »