
C’est un coin paumé du sud du Mexique, dans l’État de Veracruz. Un petit village traversé par une voie ferrée, comme dans les vieux westerns. Mais point de cow-boys dans les parages. À la place, des femmes décidées à venir en aide aux migrants perchés sur les trains. Récit.
(...) Il y eut d’abord des mirages, puis des rumeurs. C’était au début des années 1990. Avant cela, le train n’était rien d’autre qu’un vacarme assourdissant qui faisait trembler les murs. Comme le soleil et le chant du coq, il rythmait la vie quotidienne de ces villages de l’État de Veracruz. Il était là, au bout du chemin, il fallait vivre avec. Et puis, le bruit commença à courir. Une nuit, on avait vu des hommes allongés sur le toit. Le début d’une longue liste. D’autres étaient passés ensuite, endormis sur les passerelles, harnachés aux grilles pour ne pas être happés dans leur sommeil. Ils étaient cinq. Dix. Des dizaines, assuraient certains. Les autres n’y croyaient pas, ne comprenaient pas. Qui pourrait être assez fou pour risquer sa peau de la sorte ? Les routes, les bus, les camions, ce n’est pas fait pour les chiens, pestaient les coupeurs de cane. Et puis un matin, les voyageurs demandèrent du lait. S’extirpant des wagons, ils s’époumonèrent à l’approche du hameau. « Madre, madre, por favor, je meurs de faim ! » Deux jeunes femmes attendaient, les bras chargés de victuailles, que cesse le déluge métallique pour traverser. Ce matin-là, Bernarda et Rosa revinrent les mains vides, et il n’y eut ni lait ni pain sur la table du petit déjeuner. Le lendemain, elles beurraient des petits pains en série. (...)
Elles ont l’allure solide de celles qui ont trimé au champ plutôt que de s’attarder sur les bancs de l’école. Et possèdent l’assurance de ces femmes qui ont mouché des têtes brunes par dizaines et savent découper des noix de coco à la machette. En vingt ans, elles sont devenues les mères des enfants perdus de l’Amérique centrale, les cantinières postées sur le chemin de croix qu’empruntent ces milliers d’âmes dans un pays coincé entre deux mondes. Au nom du Christ et de leur humanité, elles sont devenues les saintes patronnes des clandestins. (...)
Dans le temps, c’étaient des centaines de déjeuners qu’elles distribuaient chaque jour à la volée. Il fallait être sur le pied de guerre bien avant que le soleil n’étire ses premiers rayons derrière les cerros où poussent les caféiers. Tendre la main aux illégaux était encore un délit et tout restait à inventer. Il fallait convaincre les grandes enseignes de donner leur surplus, découvrir le temps que l’on gagne en ficelant les bouteilles les unes aux autres, apprendre à concilier tout cela avec une vie de famille. Le sol était encore en terre. Il n’y avait ni évier, ni vaisselle. Et voilà que maintenant que tout est carrelé, qu’il y a une douche, des toilettes, des lits pour se reposer, maintenant qu’on les invite à donner des conférences à l’université et qu’on leur propose des subventions, les migrants sont renvoyés sur les chemins de traverse.
Car le gouverneur a décidé de serrer la vis. Ce que l’État fait miroiter d’une main, il le balaie déjà de l’autre. Le découragement germe bientôt sur le terreau des bonnes intentions. Si elles n’y voyaient que l’œuvre de l’Homme, les patronas seraient tentées de baisser les bras. Mais face à cette épreuve de Dieu, comme elles disent, elles se doivent de persévérer. L’Éternel est taquin avec ses brebis les plus dévouées. Celles-ci s’en accommodent et patiemment, religieusement, continuent donc de manger leur pain noir. (...)
Dans les états du sud du Mexique, les pauvres mènent la chasse aux pauvres. Beaucoup savent combien coûte le passage, là-haut, dans les grandes villes du nord. Cinq mille, peut-être sept mille dollars selon la saison. En montrant les dents ou bien l’éclat d’une lame, ils se proposent d’en délester les clandestins de passage. Et ce sang-là marque les destins. Norma, l’une des filles de Doña Leo, n’a jamais effacé de sa rétine le noir teinté de rouge qui lui coula sur les mains il y a presque vingt ans. Ils étaient trois à s’être laissé tomber du train dans la nuit avancée. La femme, suppliant, le visage déformé par la honte et les sanglots. Son mari, la main posée sur la plaie béante qui lui ouvrait le ventre. Et puis cette enfant qui ne comprenait pas comment la misère s’était soudainement transformée en enfer. Ce fardeau, c’est le vôtre, Mesdames, semblaient dire les portes qui se refermaient dans le voisinage. Cette nuit-là, en empoignant un médecin qui refusait de risquer sa réputation, Norma épousa la cause. Elle veilla le malade, et au petit jour, celle qui n’aidait ses sœurs qu’en traînant des pieds aurait pu construire un asile de ses mains. Elle serait la patronne des patronas. (...)
La dernière locomotive de la journée disparaît au loin. Elle passera bientôt Cordoba, Orizaba, Puebla. De là, d’autres trains prendront le relais jusqu’à la frontière. Sur plus de huit mille kilomètres ils charrieront sur leur dos des centaines de migrants, dont une poignée seulement verra la terre promise : le Texas ou le Nouveau-Mexique. Quand parfois, cette pensée l’effleure, Norma entrevoit l’absurdité de la situation. Le vide sous ses pieds, la solitude immense de celle qui se bat contre des moulins soufflant le vent de l’hypocrisie. (...)
L’espace d’un instant se dévoile devant ses yeux ce canevas où se nouent des intérêts trop grands pour elles. Rien n’est le fruit du hasard. De part et d’autre des lignes imaginaires qui divisent les hommes et les territoires, ceux qui tirent les ficelles jonglent entre répression et inaction. Au sud comme au nord, ils cultivent la peur de l’autre avant de signer ensemble des traités de libre-échange. Ils créent des machines institutionnelles à dévorer et recracher les travailleurs sur le bord de la route : mendiants, migrants, brigands. Car si la guerre économique rapporte, elle a aussi un prix. Ce sont ces sommes astronomiques dépensées pour contrôler les hommes, les traquer, les parquer, les déporter. Ce sont aussi ces jambes broyées par des essieux, ces milliers d’ombres semées le long d’une voie ferrée.
Dans ces cimetières du libéralisme, il y a des femmes qui frappent du poing, écœurées. Elles se lèvent et bousculent des montagnes dans l’indifférence générale, jusqu’à ce qu’on les félicite d’une tape sur l’épaule un soir de gala en faveur des droits de l’Homme. Tout cela, Norma le sait. Elle le ressasse depuis vingt ans et ne se laisse plus berner par le miroir aux alouettes, pas même lorsqu’il brille des milles feux des palais républicains. (...)