
Dans les années 1960, alors que l’archipel des Comores se dirige vers l’indépendance, l’élite politico-économique de Mayotte met en œuvre un puissant lobbying pour se séparer des autres îles et obtenir la départementalisation. Aidée par les nostalgiques de l’empire français et par le contexte géopolitique, elle finira par l’emporter, au prix de nombreuses violences.
Symboliquement, la séparation de Mayotte d’avec les trois autres îles de l’archipel des Comores (Anjouan, la Grande Comore et Mohéli) débute le 2 novembre 1958.
Depuis quelques mois, Georges Nahouda, membre d’une famille créole (de mère originaire de l’île Sainte-Marie, au large de Madagascar, de père européen) et personnalité parmi les plus influentes de l’île, entreprend de convaincre les notables mahorais de l’intérêt de revendiquer la départementalisation au sein de la République française. (...)
Ce 2 novembre 1958, des dizaines d’hommes (chefs de village, dignitaires religieux) se réunissent dans le village de Tsoundzou pour participer à ce que l’on nommera plus tard le « Congrès des notables » et décident de défendre la départementalisation de Mayotte. Ce qui est l’aboutissement du lobbying de Georges Nahouda marque le début d’un mouvement qui bouleversera le destin de l’archipel. (...)
Il y eut tout de même un prologue à cette histoire. Le 14 mai 1958, l’Assemblée territoriale des Comores vote le transfert de la capitale de Dzaoudzi, sur l’île de Mayotte, vers Moroni, sur l’île de la Grande Comore. Les 26 élus d’Anjouan, de Mohéli et de la Grande Comore votent pour. Les quatre représentants mahorais s’y opposent. Cité comme l’une des causes majeures du séparatisme mahorais, ce transfert est décrit à Mayotte comme un acte brutal d’humiliation et de domination de la part des Wangazidja (les habitants et habitantes de la Grande Comore).
D’autres raisons peuvent expliquer la volonté de Saïd Mohamed Cheikh de transférer la capitale – certains avancent son chauvinisme, d’autres un calcul politique[1] –, mais il est clair qu’il n’aurait pas pu obtenir ce transfert sans l’aval de l’administration.
Les intérêts de l’élite créole
Les conséquences sociales d’une telle décision seront très lourdes, mais elles n’interviendront que progressivement. Les conséquences politiques, elles, sont très rapidement perceptibles. (...)
Une indépendance dans le cadre de l’archipel serait synonyme, selon Nahouda, de domination des autres îles sur Mayotte. Jacques Saïdani, qui fut un proche collaborateur de Nahouda, affirmait en 1996 : « Pour lui, indépendance signifiait désastre économique et asservissement des Mahorais. »[3] Le désastre économique, en l’occurrence, les concernait directement, lui et les quelques créoles qui avaient des intérêts sur cette île. Cette élite catholique, en appelant à la départementalisation, « défend ses propres intérêts davantage que ceux de la population dans son ensemble, musulmane, non francophone et peu au fait des conséquences qu’engendrerait une assimilation politique et juridique », rappelle le sociologue Nicolas Roinsard[4].
Pour ce faire, Nahouda réunit le « Congrès des notables », qui aboutit à la naissance de l’Union de défense des intérêts des Mahorais (Udim), qui deviendra le Mouvement populaire mahorais (MPM) quelques années plus tard. Fin tacticien, il a su rallier les principaux dignitaires de l’île. (...)
Tenues en marge du débat politique jusque-là, les femmes vont désormais jouer un rôle majeur dans le combat pour « Mayotte française ». (...)
Au tournant des années 1970, la revendication indépendantiste séduit la jeunesse comorienne. Les leaders politiques, plutôt frileux jusque-là, s’en emparent. À Mayotte, le MPM en est conscient : les « chatouilleuses », qui ont constitué des groupes dans chaque village, accentuent leur pression. (...)
L’armée milite en faveur de « Mayotte française ». l’intérêt de la marine française étant « suscité par la perte par la France en 1973 de sa principale base militaire dans la région, la base navale de Diégo-Suarez », après le coup d’État d’officiers marxistes à Madagascar.
Un lobbying payant de l’extrême droite (...)
Giscard d’Estaing passe un accord avec Ahmed Abdallah entre les deux tours de l’élection, en mai 1974.
Contre les voix des Comoriens et Comoriennes, le futur président français promet l’indépendance. Une fois élu, il déclare, lors d’une conférence de presse le 24 octobre 1974, que « les Comores sont une unité, ont toujours été une unité ». « Il est naturel que leur sort soit un sort commun [...]. Nous n’avons pas, à l’occasion de l’indépendance d’un territoire, à proposer de briser l’unité de ce qui a toujours été l’unique archipel des Comores », ajoute-t-il.
Les partisans de la séparation vont dès lors redoubler d’efforts auprès des parlementaires français, enchaînant les contre-vérités sur la prétendue différence « ethnique » des Mahorais·es, affirmant que Mayotte n’a historiquement rien à voir avec les autres îles, et qu’elle est majoritairement catholique – autant de mensonges répétés depuis des années, les Mahorais·es ayant en partage avec les habitant·es des autres îles une même langue, les mêmes pratiques religieuses et sociales et une histoire commune.
Leur lobbying est payant : leur pari est en partie gagné lorsque, en novembre 1974, est votée la loi qui prévoit la tenue dans l’archipel d’un référendum sur l’indépendance. Il est alors question de consulter « les populations comoriennes », et non « la population comorienne », comme initialement rédigé.
La volte-face de Paris
Les résultats du vote du 22 décembre 1974 – la question est de savoir si « les populations des Comores souhaitent choisir l’indépendance ou demeurer au sein de la République française » – sont sans surprise : plus de 99 % des Grand-Comorien·nes, des Anjouanais·es et des Mohélien·nes votent pour l’indépendance[8]. À Mayotte, où la campagne a été marquée par de nouveaux heurts entre soroda et « serrer-la-main », et où l’on a enregistré le plus faible taux de participation (77,9 %, contre 94 % à 96 % dans les autres îles), 63,22 % des électeurs et électrices votent contre l’indépendance ; 36,78 % votent pour[9]. Selon le résultat total, 94,57 % des Comoriens et Comoriennes sont donc favorables à l’indépendance. (...)
Cette incertitude quant à l’avenir politique et statutaire de Mayotte se manifeste au cours des années 1980 dans les investissements de l’État français dans l’île, très faibles – ce qui aboutit à de nombreuses manifestations, dont une particulièrement violente en 1993, durant laquelle de nombreux bâtiments administratifs sont incendiés. La stagnation statutaire se double alors d’une stagnation économique et structurelle. Elle se caractérise également par l’absence de visa entre Mayotte et les Comores indépendantes – un visa sera instauré en janvier 1995 par le gouvernement Balladur, à la demande des élus mahorais. (...)
Depuis, les épisodes de grandes tensions sociales et politiques se sont multipliés, et la société s’est disloquée sous les effets de l’assimilation juridique et de la traque aux « clandestins ». « Le combat pour la départementalisation n’a porté que sur le contenant (le statut), et très peu sur le contenu (la mise en œuvre et les effets de l’assimilation) », constate le sociologue Nicolas Roinsard, qui parle d’un « mariage de raison » entre Mayotte et la France. « Comme le disait très justement Julius Nyerere, conclut pour sa part Mamaye Idriss, les mouvements indépendantistes se contentèrent très souvent de réclamer l’indépendance sans se projeter ni concevoir la forme que prendraient les nouveaux États. Le mouvement départementaliste mahorais semble avoir suivi la même voie. »