
Les fiches bristol sont si serrées dans leur boîte en plastique qu’il peine à les sortir. Maurice Rajsfus feuillette certains des articles qu’il a, sur plus de quatre décennies, soigneusement découpés et collés sur chacune de ces feuilles cartonnées : « Tous les soirs, quand je rentrais de mon boulot, je m’attaquais à ça. » L’homme de 91 ans sait ce qu’il cherche - un article du 4 mai 1979 - mais ne le retrouve pas. Il s’attarde donc sur d’autres fiches, d’autres faits.
Assis à la petite table du salon-cuisine de son appartement de Cachan (Val-de-Marne), il se replonge dans la presse de la fin des années 70.
Maurice Rajsfus tombe sur un article au titre lapidaire : « S’estimant menacé, un policier tire : un mort ». Ailleurs, on lit : « Un inspecteur de police est arrêté après un hold-up ». Ou encore : « Un journaliste de Libération tabassé par des policiers ». De 1968 à 2014, Maurice Rajsfus, mi-moine mi-fourmi, a minutieusement archivé tous les articles relatant les dérives policières. Une compilation qui témoigne d’un fait : l’usage abusif de la force ne date pas du mouvement des gilets jaunes. Ce travail colossal, entreposé dans une pièce dédiée de son appartement, pourrait bientôt partir à la poubelle. Personne ne s’est manifesté pour prendre le relais et faire vivre cette mémoire des délits et crimes policiers.
« Historien de la répression »
C’est peu de dire que l’homme entretient à l’égard des forces de l’ordre une certaine animosité. Elle l’amène par exemple à considérer que « la police de la République n’a jamais été républicaine ». De quoi faire bondir jusqu’au chef de l’Etat, qui récuse depuis des mois l’expression même de « violences policières » (...)
C’est peu de dire, aussi, que l’homme a ses raisons. Le matin du 16 juillet 1942, le jeune Maurice - âgé de 14 ans - et sa famille sont arrêtés chez eux par deux policiers. L’un d’eux, patronyme Mulot, est leur voisin de palier. C’est la rafle du Vél d’Hiv : 13 000 Juifs embarqués par les forces de l’ordre françaises sur commande du régime nazi. Moins d’une centaine survivra à la déportation. Maurice Rajsfus et sa sœur devront leur vie à un ordre qui permettra la libération des enfants français âgés de 14 à 16 ans. Et surtout à leur mère, qui leur dira « partez de là », quand d’autres garderont leurs enfants auprès d’eux. Ses parents, Juifs polonais qui vendaient des chaussettes à Aubervilliers, ne reviendront pas. (...)
Toute sa vie, Rajsfus a travaillé sur cette période, tentant même, en 1987, de recontacter l’ex-policier Mulot - lequel lui a répondu sèchement, lorsqu’il l’a eu au téléphone : « Ça ne m’intéresse pas. » En 1997, c’est son passé qui l’a rattrapé : parce que son premier livre s’intéressait au douloureux sujet de la collaboration de certains Juifs avec le régime de Vichy, la défense de Maurice Papon l’a convoqué au procès de l’ancien préfet responsable de la rafle ayant emporté sa propre famille. Une démarche recelant « quelque indécence » qui a motivé une fin de non-recevoir : « J’ai écrit une belle lettre au président du tribunal en disant : "Envoyez-moi les gendarmes. Ça sera bien de voir un rescapé de la rafle du Vél d’Hiv, fils de victimes, être obligé de témoigner en faveur d’un complice des bourreaux." » Maurice Rajsfus a finalement été dispensé.
Maurice Rajsfus a choisi de régler ses comptes avec les forces de l’ordre autrement qu’en jetant des pavés lors de manifestations. Pendant quarante-six ans, il a préféré collectionner tous les éléments qui dressaient le portrait d’une police française à la dérive, loin des grands principes censés guider son action. Une mission qu’il s’est donnée alors qu’il était encore journaliste, se transformant en « historien de la répression » chaque soir pendant une heure. Ça a débuté en Mai 68 (...)
Durant trois quarts de siècle, l’homme a connu tous les états de la police française. Et, de Vichy à Mai 68, il souligne une continuité : « A la Libération, deux ou trois flics, reconnus comme d’importants tortionnaires, ont été fusillés, mais il n’y a pas eu de procès de la police française. Certains policiers ont d’ailleurs participé, ensuite, à la répression des Algériens en 1961, puis à celle de Mai 68. »
En 2019, Maurice Rajsfus ne fait plus de fiches, mais il suit tout : la grave blessure de Geneviève Legay à Nice, la mort de Steve Caniço à Nantes, les visages de militants écolos aspergés de lacrymo sur un pont parisien, les agents mis en cause dans des affaires de violences distingués par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner… Il en parle avec un certain détachement, comme si ces faits n’avaient rien de remarquable au regard de ce qui les a précédés et de ce qui les suivra forcément. Pour lui, il ne s’agit pas de « dérapages », de « bavures », mais de méthodes. Une question se pose alors : de ce point de vue, la police peut-elle être utile ? A défaut d’atteindre l’« utopie géniale » d’une société qui s’en passerait, Maurice Rajsfus théorise une « utopie moyenne » dans laquelle la police ne serait pas une carrière : « On pourrait y entrer pour cinq ans. On n’aurait pas le temps de prendre de mauvaises habitudes, puis on retournerait à d’autres corps de la fonction publique. »
Avec toutes ses fiches, Maurice Rajsfus a fait du « journalisme de données » bien avant que le terme ne soit à la mode. (...)
Aujourd’hui, quatre-vingts ans plus tard, il a en tête qu’il va bientôt quitter ce monde. Ni ses enfants ni ses petits-enfants n’ont montré d’intérêt pour reprendre son œuvre. Quant aux universitaires, il en a rencontré, mais aucun n’a donné suite. Laissant Maurice Rajsfus avec la crainte que tout son travail parte à la benne.