
Le scandale autour de l’écrivain pédophile a levé le voile sur l’hermétisme du monde de l’édition en France, où les prix s’attribuent souvent entre amis.
Le Renaudot, un des prix littéraires les plus prestigieux de France, peut bouleverser la carrière d’un écrivain. Du jour au lendemain, le lauréat est propulsé sur la liste des best-sellers et l’éditeur s’attire la gloire dans un pays qui considère sa littérature comme un des piliers de sa grandeur et de sa place dans le monde. (...)
Exemple frappant et désormais célèbre : Gabriel Matzneff, un écrivain pédophile dont la carrière a été relancée par le prix Renaudot en 2013 avant de s’effondrer cette année après qu’une femme a révélé, dans un livre dévastateur, leur relation sexuelle lorsqu’elle était mineure. L’écrivain fait l’objet d’une enquête judiciaire, sur fond d’un scandale national qui a levé le voile sur le monde feutré de l’élite parisienne, qui a longtemps protégé, célébré et couvert sa pédophilie.
La victoire de M. Matzneff a été orchestrée par cette élite, qui était pleinement au fait de sa pédophilie, ouvertement défendue par l’écrivain pendant des décennies. Le jury du Renaudot comprenait son puissant éditeur et plusieurs de ses amis. “On se disait, il n’a plus un rond, il est malade, ça va lui remonter le moral”, explique Frédéric Beigbeder, ami proche de M. Matzneff et membre du jury Renaudot depuis 2011. (...)
La preuve ? Le jury qui choisira lundi le lauréat du Prix Renaudot de cette année est, à une personne près, celui-là même qui louait Gabriel Matzneff en 2013.
Le fait que le Renaudot, deuxième prix littéraire le plus important en France, ait pu balayer d’un revers de main le scandale Matzneff est révélateur de l’endogamie et de l’hermétisme de nombreuses institutions d’élite françaises. (...)
Que ce soit dans ses grandes écoles, ses entreprises, dans la haute fonction publique ou à l’Académie française, le pouvoir tient souvent entre les mains d’un petit groupe d’indéboulonnables — en majorité des hommes blancs et âgés — qui promeuvent des amis dont ils partagent les idées et, de fait, empêchent l’émergence de nouveaux-venus.
Les membres des jurys littéraires français sont d’habitude nommés à vie, et sélectionnent eux-mêmes leurs nouveaux membres. Ils attribuent leurs prix au mépris de conflits d’intérêts rarement pointés du doigt. Il arrive que les jurés choisissent des lauréats parmi leurs amis, se fassent les champions du travail d’un collègue, ou même soutiennent celui d’un partenaire amoureux.
Jamais de telles situations ne seraient tolérées pour des prix tels que le Booker Prize en Grande-Bretagne ou le Pulitzer en Amérique, dont la composition des jurys est renouvelée chaque année et où les jurés se récusent en cas de potentiel conflit d’intérêts.
Se moquant de toute idée de changement, M. Beigbeder y voit un désir de “pureté” et de “perfection” venu des Etats-Unis. Mais en réalité, les appels à des réformes se multiplient aussi en France. (...)
Au début de l’année, dès le scandale Matzneff révélé, les médias et les réseaux sociaux français ont multiplié les articles et les commentaires fustigeant le Renaudot comme étant le parfait reflet des faiblesses du monde littéraire français. (...)
Dans un entretien récent, Jérôme Garcin explique qu’il espérait que son départ déclencherait une “démission de tout le jury qui pourra repartir sur de nouvelles fondations”.
“Je me disais, au moins dans notre jury, ça va provoquer une prise de conscience, des débats, une remise en question”, précise-t-il. “Et puis rien ne s’est passé.”
Aujourd’hui, les six jurés — sur les neuf actuels — qui ont accepté de répondre au New York Times promettent de remplacer Jérôme Garcin par une femme. Mais aucun n’évoque le moindre projet de réforme poussée. L’affaire Matzneff n’a suscité aucun débat en interne, disent-ils. Certains sont même catégoriques.
“Franchement je trouve que non, on n’a pas à faire de réformes”, indique Jean-Noël Pancrazi, membre du jury du Renaudot depuis 1999. “Ça fonctionne bien comme ça.” (...)
François Busnel, qui anime La Grande Librairie, l’émission littéraire la plus suivie en France, n’hésite pas à comparer les jurys littéraires à la mafia en Italie du Sud. “C’est une camorra, particulièrement le Renaudot”, a-t-il dit lors d’un entretien récent.
La meilleure incarnation des conflits d’intérêts au Renaudot est sans doute Christian Giudicelli, qui, à 78 ans, est à la fois le deuxième membre le plus âgé du jury, un ami de longue date et un éditeur de M. Matzneff. (...)
Les écrits de M. Matzneff et de M. Giudicelli témoignent de leurs fréquentes virées aux Philippines. M. Matzneff y raconte qu’il pratique le tourisme sexuel avec des garçons de huit ans, tandis que M. Giudicelli évoque son rapport avec un prostitué de dix-huit ans à Manille.
Christian Giudicelli a fait savoir par un collègue du Renaudot qu’il déclinait la demande d’interview du New York Times, et n’a pas répondu aux appels ou aux messages laissés sur son portable.
À partir des années 60, M. Giudicelli a gravi les échelons à Paris comme écrivain et journaliste de radio. En 1986, il recevait le prix Renaudot pour un roman intitulé “Station balnéaire”, dont le personnage principal est un jeune prostitué qui a une liaison avec un écrivain plus âgé. (...)
Gabriel Matzneff lui-même est explicite quant au soutien que lui a toujours apporté son ami. (...)
Une analyse du New York Times montre qu’il y a bien davantage de conflits d’intérêts potentiels au Renaudot qu’au sein des trois autres grands prix littéraires que sont le Goncourt, le Femina et le Médicis. (...)