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Orient XXI
Lutte des classes contre luttes identitaires ?
Article mis en ligne le 18 mars 2021
dernière modification le 17 mars 2021

Les sociologues Stéphane Beaud et Gérard Noiriel fustigent les universitaires et les activistes acquis à la « cause raciale ». Mais en entretenant des concepts flous en pleine mise en cause de « l’islamo-gauchisme », leur ouvrage à courte vue est plus polémique que scientifique.

Séquence devenue — hélas — ordinaire en France. Jeudi 11 février 2021, les éditions Gallimard publient le nouvel essai de Gilles Kepel Le Prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère, qui fustige entre autres choses les « islamo-gauchistes », décoloniaux et autres intersectionnels « qui tiennent le haut du pavé à l’université et interdisent toute approche critique du phénomène islamique ».

Le soir même, la télévision publique organise à une heure de grande écoute une confrontation entre le ministre de l’intérieur Gérard Darmanin et la cheffe de file de l’extrême droite Marine Le Pen promise à retrouver le second tour de la présidentielle. Sans surprise, les deux protagonistes se félicitent de la répression islamophobe en cours, citations du livre du ministre à l’appui (...)

Moins de 48 heures plus tard, la ministre de la recherche et de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal renchérit et dénonce elle aussi l’islamo-gauchisme qui « gangrène la société dans son ensemble » et annonce la commande au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) d’une enquête « sur l’ensemble des courants de recherche sur ces sujets dans l’université de manière à ce qu’on puisse distinguer ce qui relève de la recherche académique de ce qui relève justement du militantisme et de l’opinion ». Début novembre déjà, une centaine d’universitaires signait dans le quotidien Le Monde une tribune appelant Frédérique Vidal à réprimer l’« islamo-gauchisme », les « idéologies indigéniste, racialiste et « décoloniale » (transférées des campus nordaméricains) » en créant « une instance chargée de faire remonter directement les cas d’atteinte aux principes républicains et à la liberté académique »

Jamais depuis 1945 un groupe de professeurs et de chercheurs n’avait appelé à sévir à l’université contre leurs collègues.

Lorsque Le Monde diplomatique publie en janvier 2021, soit en pleine tempête réactionnaire, un article de Gérard Noiriel et Stéphane Beaud sur les « Impasses des politiques identitaires », , on imagine ces deux intellectuels de gauche vent debout et rivalisant de superlatifs pour condamner cette offensive sans précédent et les multiples attaques des droits et libertés qu’elle accompagne. Il n’en fut rien. (...)

L’article sonnait comme un énième coup de semonce dans la séquence évoquée plus haut. (...)

Bien que Beaud et Noiriel professent le contraire tout au long des 400 pages d’un ouvrage devenu rapidement un succès de librairie, il s’agit bien d’un livre d’intervention d’une mauvaise foi rare, qui s’affranchit le plus souvent de toute rigueur scientifique. Un essai politique parsemé de commentaires et de phrases à l’emporte-pièce, dans lequel les auteurs règlent leurs comptes avec des collègues ou des institutions de recherche, raillent la « gauche culturelle », les « entrepreneurs d’identité », le « business postcolonial », l’épouvantail du « racisme d’État »,et ce qu’ils appellent les « modes » des racial studies ou de l’intersectionnalité.
Rejet du Black Power, d’Aimé Césaire et Léopold Senghor

Alors qu’ils prétendent intervenir ès qualités en sociohistorien et sociologue pour traiter de la question de la race, Beaud et Noiriel ne proposent à aucun moment de définition de ce concept même (pas plus que de celui de classe, érigé pourtant en mantra). Les lectrices et lecteurs n’auront guère plus de précisions sur ce que visent précisément les auteurs à travers l’épithète (sous leur plume infamante) d’« identitaire ». Le mouvement du Black Power aux États-Unis est ainsi qualifié d’identitaire (p. 144), de même que les revendications portées par Aimé Césaire ou Léopold Sedar Senghor (p. 114), alors qu’un Frantz Fanon, dont les auteurs orthographient mal Peau noire, masques blancs (p. 133), est loué pour s’être tenu à distance des « mobilisations identitaires ». (...)

Les auteurs entretiennent une confusion rédhibitoire entre la race et la question raciale, termes qu’ils utilisent de manière interchangeable. Ils ne jugent pas non plus nécessaire d’expliquer leur choix de démarrer leur analyse à partir du XIXe siècle, alors que les travaux historiques sérieux entreprennent l’étude de la notion de race en Europe à partir du XVIe siècle. C’est dans un flou quasi artistique qu’il nous faut deviner ce que Beaud et Noiriel entendent par la « question raciale » censée pourtant être l’objet de leurs préoccupations. Dès les premières lignes, l’incompréhension est totale (...)

La confusion entre « racisme » et « question raciale » est d’autant plus problématique que ces notions renvoient à des objets très distincts. Si la race est une notion contemporaine qui désigne un « rapport de pouvoir qui structure, selon des modalités diverses en fonction des contextes et des époques, la place sociale assignée à tel ou tel groupe au nom de ce qui est censé être la radicale altérité de son origine (géographique, culturelle ou religieuse) »
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 ; et si c’est bien le racisme qui crée la race, la question raciale renvoie quant à elle à tout autre chose. Elle vise aussi bien l’ensemble des discours qui sont produits autour de la notion de race et la manière dont ils le sont, que les configurations qu’elle permet, les liens qu’elle opère avec d’autres questions, l’imaginaire auquel elle renvoie, etc. Faire une étude de la notion de race ou celle de la question raciale n’est absolument pas la même chose et il est primordial de faire un effort de distinction sous peine de ne rien y comprendre.
Un observateur au-dessus du monde

Cette absence de définition de la notion de race et de justification du cadrage historique adopté mêlée à la manière dont les auteurs s’érigent en procureurs et distribuent bons et mauvais points, sont caractéristiques de cette volonté de décider de ce qui est légitime et de ce qui ne l’est pas à partir d’une position de pouvoir qui ne s’assume jamais comme telle (...)

Beaud et Noiriel, habitants du point zéro, semblent convaincus qu’ils peuvent avoir un point de vue sur lequel il n’est possible de porter aucun point de vue (...)

Si la race entretient des rapports étroits avec la classe, les injustices et torts subis par les minorités raciales ne sont pourtant pas réductibles aux rapports de classe, aux rapports de domination capitalistes. Tout ramener à la classe nous enferme dans une grille de lecture eurocentrée et économiste (celle justement de Race et sciences sociales). L’analyse doit se faire (au moins) sur les deux fronts. On reprochera pourtant à une analyse sur la race de ne pas parler de classe, plus rarement l’inverse. (...)