
L’état d’urgence est prolongé jusqu’au 26 juillet, pour couvrir l’Euro 2016 et le Tour de France. Cet « état d’urgence » deviendrait-il permanent ? Réduire le rôle de la justice et des magistrats indépendants, au profit du pouvoir des autorités administratives, policières, politiques, voire même économiques, telle est la logique des récentes lois adoptées.
Avec pour conséquences, la multiplication de retenues administratives sans avocat, des assignations à résidence sur décision préfectorale ou des interdictions de manifester, au prétexte d’un « comportement » suspect et non d’un délit avéré. Certains dénoncent une « porte ouverte aux dérives d’un pouvoir arbitraire ». L’État de droit est-il menacé ?
Ça ne se voit pas. En apparence, la vie quotidienne de la plupart des gens ne s’en trouve pas affectée. Pourtant en France, le rôle de la justice tend à s’affaiblir de jour en jour. Une série de mesures récentes met ainsi à mal, peu à peu, le pouvoir judiciaire. Loi antiterroriste de 2014, loi renseignement de 2015, réforme de la procédure pénale… Même le projet de loi travail s’attaque au pouvoir judiciaire. Une dérive particulièrement inquiétante, qui se traduit par l’instauration progressive d’une justice limitée, sous autorité du pouvoir administratif et des directives émanant du gouvernement. (...)
La notion de « comportement » s’invite dans le droit pénal
« Un des socles de l’État de droit est le principe de légalité des délits et des peines, tient à rappeler Marion Lagaillarde. Si vous violez la loi, il vous arrivera quelque chose. Si vous ne la violez pas, ou que vous ne rentrez pas dans des cases préétablies par une loi existante, l’État ne pourra rien faire contre vous. » Voilà où l’état d’urgence a introduit un changement majeur. Aujourd’hui, les services de renseignements enquêtent, surveillent, écoutent et assignent à résidence des personnes non pas sur la base d’une infraction, et donc d’une loi, mais sur la base de « tout ce qui les amènerait à avoir des raisons sérieuses de penser que le comportement d’une personne est susceptible d’occasionner un trouble à l’ordre public », commente Marion Lagaillarde. Hors état d’urgence, cela ne suffirait pas pour donner lieu à une privation ou à une limitation des libertés.
L’état d’urgence ne sera pas inscrit dans la Constitution, mais ses mesures pourraient très bientôt faire leur retour par la voie législative. (...)
c’est une forme de justice prédictive. On n’est plus très loin de Minority report ! La conjonction de ces éléments nous font entrer dans une nouvelle ère, très inquiétante puisque les contreparties en matière de protection des libertés n’existent pas. »
Plus largement, cette quasi-prise de pouvoir de l’exécutif remet en question un principe central de la justice : le contradictoire. (...)
« pour ceux qui font l’objet d’une assignation à résidence, les sources et les causes de cette assignation ne sont pas explicites. S’ils les contestent devant le juge administratif, celui-ci se base sur les informations données par le ministère de l’Intérieur [1], par conséquent sur les notes que lui font parvenir les services de renseignements, qui ne sont ni sourcées, ni datées. » (...)
« Même Napoléon Bonaparte n’avait pas osé faire ! »
Alors que la police administrative devrait se cantonner à de la prévention, le législateur lui donne peu à peu les moyens d’empiéter sur le champ du pouvoir judiciaire. (...)
Avant ces lois, lorsque les services de renseignement voulaient passer à la vitesse supérieure, ils saisissaient un juge d’instruction, magistrat indépendant garant du respect des droits de la défense. C’est cette bascule du judiciaire vers l’administratif qui pose de plus en plus problème (...)
Contourner le juge dans la gestion des licenciements, même abusifs
Cette logique qui consiste à vouloir se passer du juge judiciaire, est aussi à l’œuvre dans le droit du travail. C’est ici le conseil des Prud’hommes qui est dans le viseur de l’exécutif. (...)
« En finir avec cette justice par et pour le peuple »
Des prud’hommes au tribunal correctionnel et à la Cour d’assises, le risque d’une substitution du pouvoir administratif au pouvoir judiciaire, « c’est que le monde soit plus injuste qui ne l’est aujourd’hui, juge Marion Lagaillarde. La Justice en tant qu’institution ne risque rien, c’est déjà une institution pauvre, qui tape sur les petits délinquants parce qu’elle n’a pas les moyens de taper sur les gros ». Quel est l’enjeu de cette politique ? À en croire Florian Borg, « l’exécutif veut maitriser la procédure et éviter de saisir un tribunal qui, pour lui, serait à la fois trop long dans la durée mais aussi dans lequel les droits de tous sont défendus ».
Anthony Caillé, secrétaire général de la CGT Police de Paris, a un point de vue différent. Il n’en est pas moins indigné : « À mon sens ce qu’ils veulent, c’est en finir avec cette justice par et pour le peuple, et instaurer une vraie justice de classe. » Le président du syndicat des avocats de France, Florian Borg, estime quant à lui que « le renforcement de la sécurité doit être guidé par deux balises : d’une part l’efficacité, d’autre part la réaffirmation des libertés et des moyens de contrôle du respect de ces libertés. » Les magistrats n’y peuvent pas grand-chose : ce ne sont pas eux qui font les lois. Reste, pour Anthony Caillé, « la lutte citoyenne, dans les urnes et dans la rue ».