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Mediapart
Livreurs « ubérisés » tous salariés : en Espagne, la loi bouscule les plateformes
Article mis en ligne le 21 septembre 2021

En vigueur depuis août, un texte du gouvernement de Pedro Sánchez, qui pourrait être un exemple pour l’Europe, impose à Uber Eats et Glovo de salarier leurs employés. Des livreurs trouvent la loi trop timorée. Et les entreprises de livraison cherchent la parade.

(...) Sur le continent européen, c’est une première : l’Espagne s’est dotée d’une « loi des livreurs ». En vigueur depuis mi-août, ce texte est en train de bousculer le monde des plateformes de coursiers. « L’application du droit du travail n’est pas optionnelle », avait lancé, pour défendre le texte au Congrès, la ministre du travail Yolanda Díaz, annoncée comme la successeure de Pablo Iglesias pour représenter la gauche critique aux prochaines élections.

« Aucun pays dans le monde n’avait osé jusqu’à présent légiférer dans ce dossier, nous sommes à l’avant-garde », avait encore insisté la communiste galicienne, avant de préciser : « Nous ne pouvons pas vendre notre âme à nos ordinateurs portables ou à nos téléphones, nous ne voulons ni chefs qui nous hurlent dessus, ni dispositifs électroniques qui nous sanctionnent. »

Le texte veut mettre fin au recours à des travailleurs supposément autonomes dans le secteur, en introduisant dans le code du travail une « présomption de salariat », bénéficiant à toute personne distribuant « n’importe quel bien de consommation ou marchandise » au service d’une entreprise organisant le travail « à travers une plateforme numérique ». Glovo, Deliveroo et autre Uber Eats avaient obtenu un délai de trois mois après l’adoption du texte en mai pour se mettre en conformité.

Pour l’eurodéputée Unidas Podemos Idoia Villanueva, ce texte, qui a valeur de modèle, pourrait préparer le terrain à une directive européenne (...)

Cette loi, décrite comme pionnière par ses concepteurs, est pourtant loin d’avoir contenté tout le monde. Elle a divisé le gouvernement de coalition – entre une aile socialiste plus modérée et le pôle Unidas Podemos –, fait enrager l’extrême droite de Vox qui a dénoncé l’instauration de nouvelles barrières à l’emploi, a braqué les plateformes – Deliveroo a quitté l’Espagne –, mais n’a pas non plus satisfait l’ensemble des centrales syndicales et collectifs. (...)

Depuis 2018, les 48 décisions de justice sur le sujet ont toutes conclu que les livreurs étaient de faux autonomes. En septembre 2020, la Cour suprême avait confirmé cette lecture, dans un jugement qui a fait date (en France, la Cour de cassation est sur la même position depuis mars 2020). En tout, près de 50 000 travailleurs ont ainsi été requalifiés en salariés. (...)

Le texte de loi est le fruit d’un compromis négocié durant six mois avec, autour de la table, les deux principales centrales syndicales d’un côté (CCOO et UGT), et des représentants patronaux, dont la CEOE, l’équivalent du Medef de l’autre. Glovo s’est dépêché de quitter cette dernière, fâché par le résultat des discussions.

La loi renforce l’analyse déjà formulée par la Cour suprême l’an dernier, au sujet de la distinction entre autonome et salarié. « Peu importe que le travailleur soit autorisé à choisir ses plages de travail ou à refuser des commandes : ce qui joue, c’est de savoir qui détient l’outil numérique », résume l’universitaire Adrián Todolí, spécialiste du droit du travail à Valence.

Nuria Soto reconnaît que la loi contient tout de même une avancée majeure : les représentants du personnel, dans les comités d’entreprise des plateformes, doivent désormais avoir accès à une partie de l’algorithme (ses paramètres, ses éléments de notations, etc.) utilisé par l’entreprise pour établir les horaires, distribuer les commandes entre les livreurs, ou encore décider d’écarter un travailleur. (...)

Nuria Soto regrette que le ministère n’ait pas suivi une autre revendication de son collectif, à savoir que la loi ne se penche pas seulement sur les droits des livreurs, mais sur ceux des travailleurs de toutes les plateformes numériques. C’est une nette victoire, sur ce point, du lobby des entreprises. « Il faut encore que la loi s’élargisse aux autres secteurs de l’économie », juge, elle aussi, l’eurodéputée Idoia Villanueva. (...)

Deliveroo, Uber Eats, Glovo, etc. : des réactions variées

Depuis août, les réactions des principales plateformes sont très variées. Ce qui complique l’évaluation des premiers effets de la loi. Deliveroo, qui était déjà à la peine sur le marché espagnol avant l’adoption du texte, a accéléré sa sortie du pays. L’entreprise londonienne a initié un processus de licenciement collectif cet automne, avec 3 871 postes concernés.

Just Eat, le plus ancien acteur du secteur en Espagne, implanté depuis 11 ans, lui, a donné des gages de bonne conduite. Il a lancé cet été des négociations avec les syndicats pour l’adoption d’un accord de négociation collective (en France, il a choisi de privilégier le salariat). (...)

Autre poids lourd du secteur, le catalan Glovo – lancé en 2015, présent dans 20 pays aujourd’hui, et qui a par ailleurs réalisé en avril une levée de fonds de 450 millions d’euros, record pour une start-up espagnole –, a adopté une autre stratégie. D’un côté, il s’est engagé à salarier 2 000 des 12 000 livreurs qui travaillent pour la marque dans le pays.

Mais de l’autre, il a mis au point un nouveau statut, censé renforcer l’autonomie des livreurs – et surtout apporter aux juges, qui ne manqueront pas d’être sollicités dans les mois à venir, des preuves de sa bonne volonté : les livreurs pourront désormais se connecter à l’application à l’heure qu’ils souhaitent, refuser des commandes ou encore sous-traiter à d’autres travailleurs la livraison. (...)

La rentrée est d’autant plus houleuse pour Glovo qu’il doit faire face à une vague de protestations inédite en ce mois de septembre : une grève qui touche ses six supermarchés situés à Barcelone – et parvient à en paralyser certains. Jusqu’à présent, l’entreprise passe par des sociétés d’intérim pour payer les 344 livreurs dont elle a besoin pour livrer les commandes de ses Glovomarkets. Mais les grévistes réclament leur intégration à l’entreprise.

Preuve d’un paysage politique très polarisé en Espagne, ces vagues de contestation ont aussi provoqué la naissance d’autres associations de livreurs, à vélo ou motorisés, qui, eux, dénoncent la loi de Yolanda Díaz et ses conséquences sur l’emploi, et revendiquent leur statut de travailleurs autonomes. « Elles reprennent un discours néolibéral proche de Vox, qui consiste à dire que les livreurs veulent être leur propre chef, et que les responsables de la crise actuelle, ce sont les syndicats », assure Nuria Soto.

Cette activiste continue d’assurer des livraisons à vélo dans le centre historique de Barcelone, mais elle le fait de manière indépendante. En 2018, elle a lancé une coopérative, Mensakas, qui compte à présent 12 livreurs. D’autres collectifs ont émergé dans presque toutes les grandes villes d’Espagne (dont la Pájara à Madrid). Ils utilisent le logiciel libre mis au point par les Français de CoopCycle. (...)

En écho lointain à ces batailles de terrain, le Parlement européen a adopté le 16 septembre une résolution (c’est-à-dire un texte sans valeur contraignante) à une large majorité (524 pour, 39 contre, 124 abstentions) qui plaide pour « un cadre européen permettant de garantir aux personnes travaillant pour les plateformes numériques de bénéficier du même niveau de protection sociale que les travailleurs traditionnels de la même catégorie ».

La Commission devrait présenter, d’ici la fin de l’année, les contours d’une future loi sur les services numériques, dont le chantier pourrait durer plusieurs années. (...)

« Il y a une inquiétude partagée au niveau européen, veut croire l’eurodéputée Idoia Villanueva. Les premières versions de ce texte législatif se concentrent sur la protection des données ou les aides aux PME. Mais il faut aussi parler de la transparence des algorithmes ou du statut des travailleurs du secteur. Si l’on ne fait pas preuve de plus d’ambition, les grands fonds d’investissement qui sont derrière ces plateformes continueront d’attaquer la souveraineté de nos États. »