
#BienTropPetit – En interdisant la vente aux mineurs d’un roman qui leur est destiné, la France a sombré au coeur de l’été. Le livre que le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a mis à l’index, est coupable de pornographie. Vincent Monadé, ancien président du Centre National du Livre, sous tutelle du ministère de la Culture, décrypte les implications profondément politiques de cette censure.
ActuaLitté : Peut-on censurer un livre jeunesse ?
Vincent Monadé : Légalement, c’est tout à fait possible. Nous avons heureusement une loi sur les publications jeunesse, la loi de juillet 49, qui permet qu’on ne puisse pas écrire n’importe quoi dans des ouvrages réservés aux jeunes. Pour autant, on peut contester cette loi qui a 70 ans et devrait être rapidement revue et modernisée.
Par ailleurs, la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, qui se prononce sur les livres, est particulièrement opaque : ainsi, qui sont les deux éditeurs jeunesse et les deux auteurs qui y siègent ? Mystère.
Wikipédia nous apprend même que Riad Sattouf fut convoqué par la police après un signalement de cette Commission... qui ne craint donc pas de se couvrir de ridicule. Elle est en outre placée auprès du Ministère de la Justice, quand elle devrait, à tout le moins, être sous la co-tutelle du Ministère de la Culture...
Laisser, en 2023, la régulation nécessaire des œuvres de jeunesse entre les mains de gens qui n’y connaissent et n’y comprennent rien, c’est cela le vrai problème sur lequel les professionnels comme le législateur devraient se pencher. Si l’attaque contre le livre publié par Thierry Magnier, remarquable éditeur qui a fait grandement progresser les questions du corps et de la sexualité dans les ouvrages jeunesse, pouvait servir à réformer cette loi vieillotte et cette commission inutile et dangereuse, ce serait déjà un progrès.
Cette censure est-elle justifiée ?
Vincent Monadé : En l’espèce non, pas du tout. L’ouvrage est clairement identifié pour un public adolescent parfaitement capable de le lire. Mais il faut toujours lutter contre le fantasme d’une adolescence qui serait désexualisée, ne se poserait pas de questions, ne chercherait pas à découvrir son corps et celui de l’autre...
Le comble de l’hypocrisie étant que le même public peut tranquillement se procurer, via le Pass Culture, du Hentaï ou de la littérature érotique sans aucune vérification. Les seuls ouvrages interdits par le dispositif sont les livres scolaires ou parascolaires...
Cibler un ouvrage spécifiquement publié dans une collection jeunesse pour l’interdire de vente aux mineurs, et donc le tuer commercialement est assez inédit, mais en dit long sur la dérive réactionnaire à l’œuvre.
Quelles sont les implications, politiquement ?
Vincent Monadé : À mon sens, trois choses sont à comprendre et retenir. Tout d’abord, l’attitude délibérée du ministre de l’Intérieur enclin à des positions très conservatrices : on comprend bien que cette stratégie a pour but, en vue de 2027, de siphonner un électorat d’extrême droite – pourtant bien plus complexe que ces petits calculs. (...)
le maintien de la position du Ministère après que l’affaire a été dévoilée par Actualitté, et alors qu’elle commence à faire du bruit, montre bien une posture politicienne, qui est celle de ce ministre depuis quelques années, dans un décalque sans vision du positionnement passé de Nicolas Sarkozy.
Deuxièmement, la très grande faiblesse du Ministère de la Culture, dont le silence assourdissant effraie. C’est pascalien... Qu’il n’y ait aucune réaction alors que, fait rarissime, un livre pour la jeunesse est censuré en France dévoile la peur qu’inspire la place Beauvau à la rue de Valois. Madame Abdul Malak, bien au contraire, gagnerait à s’exprimer avec clarté et contrer publiquement son collègue : on est fort aussi par les ennemis qu’on se fait.
Enfin, s’exprime le double jeu permanent du Président de la République. On ne peut pas vouloir une Maison du dessin satirique et du dessin de presse en hommage, aussi, à Charlie Hebdo et censurer un livre jeunesse. (...)
On ne peut qu’espérer que, très rapidement, le Syndicat national de l’Édition, le Syndicat de la Librairie française et l’ensemble des organisations d’auteurs apporteraient leur soutien à Thierry Magnier et à son auteur. Le mien est total.