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La vie des idées
Lesbos, scandale européen
Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe, Paris, Seuil, 2020. 144 p., 14 €.
Article mis en ligne le 3 septembre 2020

L’île grecque de Lesbos, la patrie de Sappho et d’Anacréon, berceau de l’épicurisme, naguère destination de rêve, est devenue le théâtre d’un cauchemar humanitaire. J. Ziegler dénonce les contradictions de l’Union européenne en matière migratoire et les conditions d’accueil des réfugiés.

Dans ce nouveau livre, après notamment Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent (Fayard, 2002) et L’Empire de la honte (Fayard, 2005), le sociologue suisse Jean Ziegler rend compte de sa mission effectuée sur l’île grecque de Lesbos en tant que vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU en 2019. En effet, l’ONU s’est saisie cette année-là de la question des camps de réfugiés qui se sont récemment multipliés sur les îles grecques. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a appelé la Grèce à décongestionner ces camps et a dénoncé des conditions de vie inhumaines sur l’île de Lesbos, où, en trois mois, plus de 10 000 personnes ont échoué. (...)

Le traitement inhumain des migrants du camp de Moria

Sur cette île de Lesbos à la riche histoire millénaire et au paysage paradisiaque, Ziegler a pu observer, consterné, le gigantesque camp de réfugiés de Moria, le plus vaste d’Europe (4,5 hectares). Surpeuplé, ce véritable « camp de concentration », ainsi que l’auteur le caractérise, même si cette comparaison est discutable, est, selon son témoignage, un enfer pour les êtres humains qui y survivent dans des conditions « sordides » et « désespérées ». 35 % sont des enfants, et leur santé physique et mentale est mise en danger par cette détention. Ils sont plus de 4000 alors que le camp a été prévu initialement pour 150 personnes.

Il déplore le traitement inhumain dont ils sont victimes, employant intentionnellement le terme de « réfugiés » et non celui, plus péjoratif, de « migrants » (nous discutons ce choix plus loin). Ces derniers fuient la guerre, la torture et la destruction de leur pays. Ils représentent 58 nationalités, mais la plupart viennent de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, du Pakistan, ou d’Afrique subsaharienne, et sont issus de la classe moyenne. Les médecins, professeurs ou avocats n’y sont pas rares. En effet, pour fuir, encore faut-il avoir l’argent pour payer les passeurs. Rien que la courte traversée entre la côte ouest de la Turquie et la Grèce, alors qu’elle ne coûte pour les touristes que 35 € sur le ferry, coûte aux réfugiés plus de 1000 € par personne, et s’effectue parfois au péril de leur vie, dans des zodiacs surchargés affrétés par les passeurs.

Le HCR évalue à 34 500 personnes le nombre de réfugiés parqués dans les 5 « hot spots » - terme officiel utilisé par l’Union européenne, qu’on pourrait traduire par « points chauds », euphémisme pour qualifier ces zones de concentration de misère humaine en mer Égée. Les « hot spots », écrit Jean Ziegler, sont selon lui au service d’une stratégie bien précise de l’Union européenne qui se résume en deux mots : dissuasion et terreur.

Une dénonciation de la responsabilité de l’Union européenne (...)

Ziegler dénonce la véritable « chasse » à l’homme organisée selon lui en haute mer par les instances de l’Union européenne. Les garde-côtes grecs et turcs, obéissant aux consignes de l’Union européenne, et l’agence Frontex (Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures, créée en 2004, et devenue maintenant l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes), repoussent les embarcations de réfugiés, leur tirant même dessus. Ziegler souligne ce qu’il perçoit comme l’hypocrisie de Frontex : alors que cette agence est censée jouer un rôle de secours aux réfugiés, ses bateaux sont équipés militairement, mais pas médicalement, observe-t-il. (...)

Ziegler affirme que la lutte contre les réfugiés menée par l’Union européenne profite financièrement aux industriels de l’armement et aux trafiquants d’armes et révèle les relations étroites entre certains bureaucrates de Bruxelles et ces « marchands de canons ».

L’ONU et son Haut-Commissariat aux réfugiés impuissants

Ziegler déplore enfin l’inaction du HCR face au scandale de la situation des réfugiés à Moria. La description est kafkaïenne : les délais d’attente pour l’examen des demandes d’asile sont très longs, pouvant aller jusqu’à trois ans… Les fonctionnaires et militaires gérant les « hot spots » de Grèce sont décrits comme corrompus. Les conditions sanitaires sont déplorables (les déchets et excréments s’écoulant à l’air libre), la nourriture fournie est avariée, les enfants sont traumatisés et souvent victimes de violences ou d’abus sexuels. Rappelant que ce camp résulte d’un accord passé en 2015 entre la Commission européenne et le gouvernement grec prévoyant la création de 5 « hot spots » sur des îles de mer Égée, le but étant de dissuader les réfugiés de venir en Europe, l’auteur montre que cette situation viole les textes internationaux, notamment l’article 14 la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (texte signé par les 193 États membres), la convention de l’ONU relative au statut des réfugiés de 1951, le Pacte de l’ONU sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 (qui définit le « droit à l’alimentation », droit violé à Moria), et la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989. (...)

Un système injuste et kafkaïen (...)

Il décortique les tenants et les aboutissants de ce système injuste dans lequel l’Europe a une grande part de responsabilité : en effet, c’est en 2016 que Bruxelles a passé un accord avec la Turquie, par lequel cette dernière s’engage à accueillir les demandeurs d’asile renvoyés de Grèce, en échange du versement de 6 milliards d’euros. Trois ans plus tard, la Turquie a accueilli sur son sol 3,6 millions de Syriens, mais sans leur accorder l’asile proprement dit.

Jean Ziegler critique non seulement l’Union européenne, mais également les institutions de l’ONU, et notamment du HCR, qui n’agissent pas suffisamment pour les réfugiés. Il rappelle cependant que la Chilienne Michelle Bachelet, lorsqu’elle était Haute Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, avait dénoncé cette situation, à laquelle elle était sensible (ayant été elle-même emprisonnée et torturée par les militaires chiliens pendant la dictature dans son pays). (...)

Malgré tout, Ziegler souligne l’humanisme des ONG comme « Pro Asyl » ou « Refugee Rescue », dont les courageux militants sauvent des réfugiés en mer ; et la solidarité des habitants de Lesbos avec les réfugiés, qui ont créé ensemble un centre artistique, et apportent une aide juridique aux réfugiés. (...)

Autre exemple d’initiative solidaire : à Moria, l’ONG « Refugee Support Aegean », constituée de 12 avocats et avocates grecs, lutte pour les droits des réfugiés, et l’ONG « Lesvos Solidarity », association d’habitants de l’île, soutient la construction d’un lieu d’accueil pour les réfugiés malades et les enfants sans famille. (...)