
Si l’importance économique des revues de SHS est faible, comme nous l’avons exposé dans un premier article, elles ont par contre un rôle central dans l’évaluation des chercheurs et des laboratoires, évaluation dont dépendent en grande partie la carrière des uns et les subventions des autres. Cette évaluation s’appuie essentiellement sur la bibliométrie, déjà utilisée de longue date dans les STM (sciences, techniques et médecine) où elle est fortement contestée, et qui est encore moins adaptée aux spécificités des SHS. Dans la dernière décennie, à la suite d’une politique volontariste en Europe et en France, l’évaluation des revues a même dégénéré en un système de classement en proie à toutes les critiques.
La bibliométrie et les SHS
L’instrument privilégié de l’étude de la production scientifique, la bibliométrie, consiste à mesurer cette production à partir des articles publiés dans les revues et à l’évaluer à partir des citations de ces articles dans les autres revues. À l’origine il ne s’agissait pas de classer les revues et les chercheurs (et par extension, les laboratoires de recherche, les universités, etc.). Dans les années 1920 et 1930, à la suite de l’explosion du nombre de revues scientifiques, et parfois de leur prix, les bibliothécaires ont cherché des méthodes de sélection plus objectives que les demandes des chercheurs pour choisir les abonnements utiles à ces derniers. La bibliométrie s’est affirmée alors comme un outil permettant de repérer les revues les plus citées, la progression dans le temps du nombre de ces citations et en conséquence de choisir celles qui pouvaient intéresser les chercheurs dans un domaine particulier. Longtemps artisanale, la bibliométrie est devenue, à partir des années 1950, avec l’informatisation de ses outils, un remarquable moyen d’analyse de la production scientifique (...)
En tant qu’outil d’évaluation (incluant l’analyse des citations), et non plus seulement de mesure, de l’activité scientifique, la bibliométrie s’est d’abord appliquée aux STM. Destinée à pallier la subjectivité et l’étroitesse de l’évaluation par les pairs, elle participe de l’introduction dans le domaine de la recherche scientifique des techniques de gestion de la qualité (benchmarking) des entreprises privées. L’évaluation des revues est fonction de leur facteur d’impact, chiffre qui désigne leur rang dans la hiérarchie des revues grâce au nombre de citations qu’elles ont obtenu dans les autres revues. Les revues qui ont le facteur d’impact le plus élevé seront les plus convoitées par les chercheurs pour y publier leurs articles. Parmi les nombreuses critiques qui ont été adressées à ce facteur d’impact comme nous l’avons déjà signalé dans un article sur les STM, certaines concernent plus particulièrement son application aux SHS.
Alors que les revues sont le mode de communication de loin le plus usité dans les STM (plus de 80% de la production) ce n’est pas du tout le cas des SHS dont la production se partage à peu près également entre les revues et les livres [2]. En admettant, pour simplifier, qu’un livre égale un article, ce qui n’est pas, a priori, à l’avantage du livre, c’est dès lors une bonne moitié de la production scientifique des SHS qui se trouve ainsi marginalisée par l’approche bibliométrique transposée sans adaptation des STM aux SHS. Ce qui fait dire à Grégoire Chamayou : « pour vos publications, oubliez les monographies - dans notre nouveau régime de production du savoir, ça vaut peanuts. Si vous êtes chercheur en sciences humaines et sociales surtout, renoncez à écrire des livres. À quoi bon, puisqu’ils ne seront pas directement recensés par les bases de données bibliométriques ? C’est bien simple : aujourd’hui, leur monnaie n’a plus cours » [3].
En outre, sur ce terrain limité aux seules revues, la bibliométrie ignore certaines spécificités des publications de SHS. Par exemple, la durée de deux ans établie pour mesurer le facteur d’impact d’une revue, si elle est pertinente pour les STM, est très insuffisante en matière de SHS où plusieurs années sont souvent nécessaires pour qu’une contribution atteigne son lectorat et soit citée par d’autres chercheurs. (...)
Face à la multiplication des protestations des revues et des chercheurs contre l’arbitraire de ses classements, l’AERES a dû y renoncer, et, dans la foulée, a même disparu, supprimée par la loi Fioraso sur l’enseignement supérieur et la recherche du 22 juillet 2013 (ce qu’avait expressément demandé l’Académie des sciences) pour être remplacée par un « Haut conseil à l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur » (HCERES). Le classement des revues n’est plus dans ses attributions. Mais on voit mal comment la concurrence néolibérale généralisée entre les chercheurs, les unités de recherche, les universités, les revues, mise en œuvre à l ‘échelle européenne depuis 1999 (processus de Lisbonne), poursuivie en 2010 avec le programme « Europe 2020 » [8] et traduite en France par la loi LRU pourrait se traduire autrement que par la promotion et la disqualification de nombre de ces instances.
Pour une autre politique de la recherche scientifique
Peu rentables sur le plan économique, mais requinquées par leur mise en ligne, les revues de SHS se trouvent désormais confrontées à des questions relevant des politiques scientifiques. (...)
Quant à la politique d’évaluation de la recherche et des chercheurs, elle avait notamment pour objectif de réduire la subjectivité plus ou moins intentionnelle des évaluations par les pairs, voire les pratiques de favoritisme, copinage, cooptations et autres échanges de bons services. Sur ce terrain, à supposer que l’objectif soit atteint, ce qui est loin d’être assuré, on ne peut que constater que le remède est pire que le mal. Et surtout qu’il a consisté à retirer aux scientifiques eux-mêmes la maîtrise de leurs domaines de compétence. (...)
Contre cette perspective, on ne peut que souscrire à la proposition de Christian Topalov : « L’enseignement supérieur et la recherche ont besoin d’évaluations élaborées de façon collective, contradictoire et publique, au sein d’instances mandatées pour cette tâche par la communauté au nom de laquelle elles portent des jugements, jugements dont elles ont à répondre » [10].