
Depuis quelques mois, des voix s’élèvent pour témoigner de la violence des relations interpersonnelles ou intergroupes au sein du milieu militant de gauche, notamment féministe. Certaines accusent l’effet amplificateur et délétère des réseaux sociaux qui, de par leur nature même, généreraient une montée de l’intolérance et en quelque sorte de la chasse en meute, quand d’autres y voient surtout une pente mortifère de « dérive identitaire » venue d’outre-Atlantique conduisant à des comportements sectaires et une fragmentation des causes dans des niches toujours plus restreintes et hostiles les unes aux autres.
Comme souvent, un simple décentrement du regard, sur une séquence historique ou une aire culturelle autres, conduit à nuancer la nouveauté apparente de tels phénomènes
Ce n’est qu’à partir de l’affaiblissement des convictions révolutionnaires, au mitan des années 1970, que des paroles privées, à la première personne, vont parvenir à se frayer une voie pour dénoncer ce qui sera qualifié d’« idéal limitant ». Celui-ci est alors associé au militantisme « viril » de l’extrême gauche, typique du modèle « révolutionnaire professionnel », en particulier par les militantes qui le quittent pour les collectifs féministes, pensant que la « sororité » les préserverait de ses dérives, et par voie de conséquence à un modèle d’engagement historiquement situé et donc dépassé. La suite, tout comme l’actualité sur laquelle nous ouvrions cet essai, ne donne pas raison à la prédiction.
Les groupes d’extrême gauche, des institutions voraces
Quelle que soit leur obédience, les organisations d’extrême gauche ont en commun d’être des « institutions voraces » ou « dévoreuses » (greedy institutions), d’exiger un engagement total, niant parfois le principe même d’espace privé, et par voie de conséquence, d’être aveugles aux états d’âme de leurs militants, lesquels les laissent volontiers sous silence, par refoulement. (...)
Ils se caractérisent par leurs « prétentions totales sur leurs membres », une « loyauté exclusive et sans partage », par conséquent des attentes omnivores à leur égard (...)
Réunion le soir, tractage à l’aube aux portes des usines, manifestations et mobilisations diverses en journée. Le militantisme est chronophage et difficilement tenable sur la durée. (...)
Loin d’offrir du soutien, le groupe ignore les soucis de la vie quotidienne quand ils ne sont pas délégitimés ou moqués. Ainsi une militante enceinte en conflit avec la direction de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) lyonnaise s’entend rétorquer « que c’était sans doute parce [elle] avai[t]s des hormones qui [la] chatouillaient. » D’autres souffrent en silence de l’indifférence de leurs camarades à un deuil conjugal ou à la maladie d’un enfant, jusqu’à ce que le refoulé refasse surface à l’occasion de leur démission.
La violence des relations interpersonnelles est évoquée par une grande partie des enquêtés, jusqu’à conduire une militante à qualifier les membres de son groupe maoïste rennais Dimitrov de « fêlés » qui la vaccinent définitivement « contre le Grand Soir ». Les femmes font particulièrement les frais de cette violence psychologique interne et des rapports de domination qu’elle traduit. (...)
Inimitiés et luttes fratricides, critiques et attaques ad hominem, scissionnites aiguës : les conflits sont légion et souvent de haute volée idéologique, mais à y regarder de plus près, les débats stratégiques et divergences d’analyse sans fin cachent souvent des rivalités de personnes en compétition dans des jeux de pouvoir. (...)
Toutes à la recherche de la vertu révolutionnaire, les organisations trient ou sélectionnent leurs membres y compris sur la base de leur moralité. (...)
Le PCMLF et plus largement les autres groupes maoïstes attisent les critiques pour la violence morale qu’ils font subir à leurs militants à coups de règles et contrôle de comportements, sanctionnés par des séances d’autocritiques (...)
Le « nous » collectif ébranlé par le « je » militant
Hier signe de grandeur militante, la disposition à tout donner au groupe, à s’oublier au nom de la cause, devient au fil du temps et de l’éloignement du débouché révolutionnaire tant attendu un coût. Le burn out, la transformation des affects positifs (camaraderie militante, solidarité) en liens destructeurs à force de pression et de dogmatisme finissent par venir à bout de bien des vocations. (...)
Les signes de crise du modèle du militantisme révolutionnaire se multiplient à compter de 1973. Des membres de la LCR prennent la plume pour demander à « moins user les militants », regretter l’absence de fraternité et de considération.
La dénonciation par les femmes du phallocratisme de la LCR est reprise par les homosexuels. Un texte de la commission homosexuelle parisienne, paru dans le Bulletin intérieur de juillet 1976, commence par relever le point commun entre la police, l’armée et la Ligue : celui d’être « avant tout un monde d’hommes, pas simplement numériquement, mais structurellement dans leur mode de fonctionnement, et ses bases psychologiques et idéologiques sous-jacentes (...) La virilité, la ‘grande gueule’, la force physique et le ‘courage mâle’ sont des valeurs qui ont plus que cours dans nos rangs. » (...)
Le militantisme viril gauchiste seul coupable ?
Cette critique croisée des femmes (puis du féminisme) et du mouvement homosexuel a été analysée pour la LCR par des chercheurs, à commencer par Jean-Paul Salles, tandis qu’elle n’émerge que sur le registre du témoignage personnel chez les anciens maoïstes, ce qui a contribué à surestimer la contribution de la LCR à entendre et intégrer les critiques. (...)
L’épuisement et la remise en cause du modèle organisationnel d’inspiration léniniste ont en effet débordé des rangs des minorités sexuelles et des militantes. Et celles-ci n’ont pas toutes, loin s’en faut, porté le fer (...)
Tout comme la « révolution sexuelle » puise ses racines des décennies bien avant 1968, ces évolutions apparaissent plus profondément comme la résultante d’une mutation de longue durée favorable à l’expression du « je » (en général) contre le « nous » de l’ensemble des institutions (conjugale etc.), y compris celle des institutions voraces dont les organisations continuaient à être l’expression. Le fait que les femmes puis les homosexuels aient été en première ligne de cette mutation (tout comme le fait qu’ils aient été les premiers à s’intéresser à la dimension affectuelle des mouvements sociaux) ne saurait surprendre. (...)
Une telle issue tragique de l’engagement illustre sous une forme paroxystique le potentiel toxique du militantisme qui reste insuffisamment exploité par les chercheurs au profit de l’analyse de ses rétributions positives. La tension qu’elle révèle entre souci de se conformer au groupe et besoin d’affirmation en première personne est inhérente à tout processus de socialisation, et la socialisation secondaire opérée dans et par l’institution militante ne fait pas exception, on peut même penser qu’elle y est majeure depuis une cinquantaine d’années marquées par l’accélération continue du processus d’individuation. (...)