
Quand je me suis intéressée aux féminicides, c’était avant tout à travers ce chiffre : une femme tuée tous les trois jours. Je voulais savoir si cette statistique était toujours valable. C’est malheureux, mais sur des sujets comme celui-là, une partie de la médiatisation passe par des chiffrages, à la fois pour mesurer l’ampleur du phénomène et pour étudier son évolution.
on compare souvent des chiffres qui désignent des réalités différentes, notamment à cause de la définition du concept de couple. En ce moment, on lit beaucoup qu’on est passé d’une femme tuée tous les trois jours (chiffres classiques repris dans les campagnes d’information) à une femme tuée tous les deux jours depuis janvier 2019.
Pour arriver à ce résultat, on compare les chiffres officiels du ministère, qui portent sur les années précédentes, et ceux des relevés faits au fur et à mesure de l’année par des groupes comme Féminicides par compagnons ou ex-compagnon ou celui que j’avais initié sur le site de Libération. Ces chiffres incluent toutes les relations amoureuses ; à l’inverse, les chiffres officiels les plus partagés (ceux qui aboutissent à la statistique d’une femme tous les trois jours) se limitent à la définition du couple dit officiel, c’est-à-dire du couple en concubinage, parce qu’elle entraîne une circonstance aggravante de meurtre sur conjoint. On ne compte donc pas la même chose, et c’est toute la difficulté. (...)
Si l’on prend ces chiffres cumulant les couples officiels et les autres relations amoureuses, on obtient déjà pour les années précédentes une moyenne plus proche d’une femme tuée tous les deux jours que tous les trois jours. (...)
Ensuite, il existe des variations selon les années. (...)
Qu’est-ce qui peut bien expliquer qu’en 2008, 2010, 2012 et 2017, davantage d’hommes aient tué leurs compagnes ? En tout cas, ces variations sont suffisamment importantes pour fausser les comparaisons. (...)
En réalité, les variations ne seraient pertinentes à étudier que sur des périodes plus longues ; on sait que d’une année sur l’autre, les chiffres peuvent beaucoup varier. (...)
Pour autant, il est possible que l’on assiste actuellement à une véritable hausse, dans la mesure où les chiffres des associations et des militantes ne sont pas gonflés, mais au contraire sous-estimés. Pour l’année 2017, mon propre relevé basé sur les articles de presse traitant des cas d’homicides conjugaux donnait 112 victimes en cumulant couples officiels et non officiels, alors que les données publiées par le ministère avançaient le chiffre de 151 victimes. Mon relevé des crimes dans la presse était donc bien en-dessous de la réalité.
Pourquoi ? Parce que certaines affaires ne sont pas apparues dans les radars des journalistes. Ce qui amène à se demander si l’augmentation de cette année n’est pas simplement due au fait que les homicides conjugaux sont davantage signalés dans la presse. (...)
Il y a toujours quelque chose de dérangeant à faire des comptes d’apothicaire quand on sait l’horreur qui se cache derrière. Depuis le début de l’année, elles s’appelaient Dalila, Chantal, Céline, Fabienne, Babeth, Dolorès, Caroline, Sylvie, Patricia, Julie, Monica, Pascale, Séverine, Guo, Isabelle, Gulçin, Josette, Gaëlle, Taïna, Nadine, Béatrice, Nelly, Hilal, Stéphanie. Elles ne sont évidemment pas des chiffres et chacune est une victime de trop.
Les interrogations sur la hausse des féminicides depuis le début 2019 ne doit pas créer une situation où au-delà d’un certain chiffre, on considérerait ces morts comme inacceptables. Elles sont toutes intolérables, que l’on parle de hausse, de stagnation ou même de baisse.
Ce dont il faut se rappeler, c’est que tout le monde doit jouer son rôle. L’État doit mettre les moyens pour protéger les victimes tant qu’elles sont encore en vie. (...)
Elles sont nombreuses à avoir porté plainte auparavant, avec des situations absurdes, comme celle de Dalila, avec qui son mari n’avait plus le droit d’entrer en contact, mais qui était autorisé à se rendre dans leur domicile pour utiliser l’ordinateur. Il l’a abattue avec une arme à feu. Parlons aussi des cas de celles qui devaient amener les enfants à leur ex-mari pour les droits parentaux et qui se font tuer à ce moment-là. Il faut davantage de structures pour éviter ces situations. (...)
Il y a le rôle de vigie que chacun·e d’entre nous doit tenir. Et il y a un manque cruel : s’adresser aux hommes. La prévention doit se jouer de leur côté, et pas seulement de celui des victimes. Le chantier est immense. Tout reste à faire.