Quand nombre d’économistes jugent les crises accidentelles, le commissaire Jean François Gayraud, lui, y voit de vastes scènes de crimes, avec leur lot de blanchiments d’argent, d’évasion fiscale, de manipulation de taux ou de produits financiers « toxiques ». Mais la fraude reste impunie, quand elle n’est pas carrément légalisée. Les amendes que paient les banques ? Une simple taxe sur le droit de frauder. Les responsables ne sont jamais véritablement sanctionnés.
Mieux, ils bénéficient de fait d’un droit à l’incompétence et à l’ignorance. Les règles actuelles, au lieu de poser des limites au système capitaliste, le poussent au crime. En témoignent les crises financières qui se succèdent depuis deux décennies.
Depuis les années 1980, est apparu un nouveau capitalisme aux caractéristiques frappantes : largement dérégulé, financiarisé et mondialisé. (...) Cette grande transformation donne naissance à un capitalisme sans entraves et, finalement, criminogène. Criminogène, et non pas criminel, car il n’est pas question ici de porter un jugement sans appel sur l’essence du capitalisme libéral, mais d’en souligner les potentialités et dynamiques à la fraude. Des années 1930 aux années 1980, le capitalisme de type fordien et keynésien, sans être parfait, s’était révélé peu perméable aux fraudes d’ampleur macro-économique.
Le capitalisme actuel, par sa haute tolérance aux fraudes, signe le retour du « capitalisme sauvage » des « barons voleurs », qui s’imposa du XIXe siècle jusqu’au New Deal. Paradoxalement, c’est alors que la question de la responsabilité pénale devrait se poser avec le plus d’acuité qu’elle semble la moins effective. En témoigne le traitement des crises, comme celui du trading à haute fréquence (lire l’article de Basta !).
Les crises financières : des scènes de crimes
Les crises financières sont répétitives, globalisées, violentes par leurs conséquences sociales, destructrices par leur impact budgétaire, mais aussi, en partie, criminelles, par le jeu d’acteurs en « cols bleus » (crime organisé) et le plus souvent en « cols blancs » (les élites bancaires et financières). Car, contrairement aux analyses classiques, les fraudes et les manipulations ne sont pas de simples phénomènes d’accompagnement ou de déclenchement circonstanciel, mais bien des causalités profondes de ces crises. Les bulles immobilières et boursières témoignent de manipulations quasiment inédites. Ainsi, le rapport du Congrès des États-Unis sur la crise des subprimes utilise 147 fois le mot « fraude ».
Pourtant, aucun cadre dirigeant d’une banque – à deux exceptions près, au demeurant mineures – ne sera traduit devant un tribunal pénal. (...)
Des multiples outils juridico-financiers issus de la dérégulation, nous n’évoquerons ici que le trading de haute fréquence (HFT), dont l’importance pour le fonctionnement des marchés est inversement proportionnelle à l’attention qu’il a pu susciter dans le débat public. Par essence, il ressemble fort à une légalisation du délit d’initié et à une systématisation de la concurrence déloyale et de l’hyper-spéculation. Or, ce constat est rendu invisible par son omniprésence même. (...)
Un espace digital sans loi ni régulation effectives
La combinaison de l’hyper vitesse et de volumes inédits dans l’histoire des marchés – des centaines de milliers de transactions à la nanoseconde – crée automatiquement de l’invisibilité. Fraudes et manipulations de cours deviennent difficiles à définir d’un point de vue intellectuel et juridique, et quasi impossibles à observer d’un point de vue matériel. De nouvelles techniques de manipulation ont trouvé de curieux noms (quote stuffing, spoofing, layering…) dont l’exotisme n’a d’équivalent que la complexité. Un régulateur national parviendrait-il à capter une fraude, il lui faudrait la démontrer en justice. Or l’administration de la preuve deviendrait quasi diabolique à apporter.
Il n’est pas impossible que le trading de haute fréquence soit en train de créer un espace digital sans loi ni régulation effectives, si ce n’est celles du plus rusé. Un espace sans police devient inéluctablement une aubaine pour les acteurs les plus malhonnêtes. (...)
Des marchés perçus comme des coupe-gorges
Qui cette débauche de moyens techniques, financiers et humains sert-elle ?(...) Le trading de haute fréquence prélève une taxe invisible mais réelle sur les investisseurs sains : l’économie réelle. Le risque est de voir ces « vrais » investisseurs fuir des marchés perçus comme des coupe-gorges. Car la plupart des traders de haute fréquence n’ont que faire de l’économie réelle et d’investissements durables ; la vie et le destin des entreprises leur sont fondamentalement indifférents. Leur seul intérêt réside dans les mouvements des marchés qu’ils orientent eux-mêmes dans un processus de prophéties auto-réalisatrices. (...)
Et pourtant, la responsabilité pénale – et donc l’équité – sur les marchés continuera de s’effriter à mesure que s’étendront sans frein trois dispositifs déjà centraux : la transaction, la capture et le duo indissociable opacité/taille.
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Les amendes, une simple taxe sur la fraude ?
Par ailleurs, la justice transactionnelle s’achève par de simples amendes qui s’apparentent au final à un droit à frauder, ou à une taxe sur la fraude. À l’expérience, ce dispositif se révèle incapable de dissuader les grandes institutions financières de frauder, quand il ne les incite pas à récidiver [3]. Ainsi, à Wall Street et à la City, les « usual suspects » hantent les chroniques pré-judiciaires depuis des décennies.
A contrario, la tenue de véritables procès au pénal avec leur charge symbolique, un exposé minutieux des faits et des responsabilités, le risque de sanctions carcérales et financières individuelles, ou la possibilité de condamnations de la personne morale, aurait un impact dissuasif probablement supérieur à celui d’ententes en coulisses. Pourtant, la transaction pénale a le vent en poupe, au nom du « pragmatisme », et risque de devenir en France et en Europe un mode prisé de règlement des fautes pénales des entreprises. Qui veut encore de la justice punitive ?
Quand le business model d’un pays repose sur la finance
La capture des États et des organisations internationales par les entités financières est multidimensionnelle. (...)
la taille et l’opacité autorisent les dirigeants des institutions financières à feindre d’ignorer connaître dans le détail les produits et les mécanismes criminogènes proposés à la clientèle, mais aussi les faits criminels de leurs subordonnés. Ce « droit » auto créé à l’ignorance ou à l’incompétence sert de bouclier devant les commissions d’enquête parlementaire, les médias et les juges. Les marchés financiers, avec le déclin de la responsabilité pénale, tendent à fonctionner sur le modèle d’une nouvelle loi de Gresham [5] de grande ampleur : « Les mauvaises pratiques chassent les bonnes et les mauvais acteurs chassent les bons. » Faute de police effective (contrôle, surveillance, sanction), la dérive vers l’anomie, la prédation et la fraude pure est inéluctable.