
En ce mercredi 9 janvier à 19 h, je rejoins la salle municipale d’Alençon, prêtée pour l’occasion. Elle est pleine à craquer et au double de sa capacité : environ 300 personnes, et des dizaines dans les couloirs. Un bon tiers porte un gilet fluo.
Trois « gilets » s’installent sur l’estrade dont une femme, qui sera l’animatrice. La réunion commence avec une projection de vidéos réunies sur les différents ronds-points. L’attention est mise sur les personnes, la plupart filmées verticalement. La salle s’ébroue, les gens se reconnaissent.
(...) certains se sont « fait débouler par les gendarmes », d’autres continuent à résister. Tous agissent de la manière la plus visible et respectueuse possible. Par exemple, bloquer un hypermarché en périphérie pour rediriger les gens vers les commerces de centre-ville. Je me tourne vers le militant Europe Écologie-Les Verts (EELV) qui m’accompagne et lui glisse : « Tiens, une vraie action d’écolo », pendant que l’animateur décrit une autre action consistant à bâcher avec soin les parcmètres du centre-ville d’Alençon, toujours dans le but de stimuler les parcours en centre-ville.
L’animateur présente ensuite 70 revendications qui ont été réunies, il essaye de les synthétiser : on y mentionne le prix du gasoil, bien sûr, mais aussi la fin de la prédominance d’une « caste au pouvoir », « la disparition des libertés », « le recul des services publics », la hausse des prélèvements et taxes, l’augmentation des impôts en général et leur mauvaises répartition. Il évoque le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) et le fait que ce sont les petites entreprises qui créent de l’emploi. La salle applaudit bruyamment et spontanément. Quelqu’un crie : « Et la baisse de la TVA sur des produits de première nécessité. » Une personne se lève : « Et pourquoi pas l’annuler complètement pour ce qui est l’essentiel ! » Rien de ce qui est dit ne choque l’écolo que je suis. J’ai presque l’impression d’un déroulé de notre programme. (...)
« C’est pas facile d’organiser la mobilisation et d’aller en même temps bosser »
Un chômeur au revenu de solidarité active (RSA) dans la salle prend alors la parole et explique comment la baisse des aides personnelles au logement (APL) le concerne. (...)
L’émotion saisit la salle. Personne n’ose reprendre la parole aussitôt.
C’est autour des représentants des actions locales de monter sur l’estrade à tour de rôle, avec une parité relativement respectée, là où les prises de paroles dans la salle sont quasi exclusivement le fait d’hommes. (...)
On finit par l’annonce d’une action prévue le 19 janvier : « Une marche depuis la gare vers la sous-préfecture », mais aussi « des actions surprises ». (...)
« On est beaucoup moins qu’au début. Deux fois moins, mais restent les durs à cuire ! Et puis, c’est pas facile d’organiser la mobilisation et d’aller en même temps bosser. » La salle applaudit.
« Tourouvre et Mortagne [toutes deux des communes du Perche] se sont réunies et font des assemblées générales pour les actions à venir la semaine d’après, et on a récolté 2.200 signatures pour le référendum d’initiative citoyenne (RIC) sur les ronds-points. (…) On a tenté une action coup-de-poing pour avoir une salle de réunion, mais la mairie de Montagne a refusé. On a fini pour en avoir une à Saint-Mard-de-Réno. On s’est aussi invité à une fête d’élus, sourit-il. Bien sûr, on a été mal accueilli, voire reconduit par les gendarmes. »
« On entend n’importe quoi qui n’est pas nos revendications »
Je remarque deux choses au bout de cette première heure : pas une seule fois je n’ai entendu de paroles haineuses, ni l’expression « pouvoir d’achat ». Les gens ne parlant que de justice et de « décence », ainsi que de « fierté »… Ces deux mots revenant souvent.
« Une marche blanche aura lieu à Mortagne. Elle est déclarée officiellement à la préfecture pour 10h30, pour les blessés et les morts pendant les opérations » (...)
« On entend n’importe quoi qui n’est pas nos revendications : le rétablissement de la peine de mort, l’arrêt des IVG… C’est complètement bidon ! » La salle applaudit.
Au tour du groupe de Sées de prendre la parole : c’est un point fort avec des permanents qui habitent une cabane près de la gare avec vue sur le plus gros carrefour de la ville. « Mais sur une parcelle privée. On est donc indélogeables car on ne bloque personne. » Un des Gilets jaunes pleure d’émotion et il remercie la population de sa solidarité. Une de mes voisines chuchote à une autre : « La fraternité est la seule valeur que nous n’avons pas perdue en France. » (...)
« Je suis retraité Renault. Désolé, mais c’est un peu mon patron qui vous pique de l’argent en ce moment depuis le Japon. » Rire dans la salle. « C’est fou, les gens qui viennent le matin nous déposer du café ou des croissants ! On s’est mis à écrire un tract collectif avec les revendications au début car on en avait marre d’être là pour uniquement brûler de la palette. Puis, ce tract s’est construit, étoffé. Maintenant, on le distribue par mél. sur demande. On est de vrais écolos, on évite d’imprimer pour que cela ne se retrouve pas dans la nature. » (...)
Chaque rond-point a ses anecdotes. Le plus grand point commun est la recherche de lien. (...)
C’est le sujet de la violence dans les manifestations qui est abordé. On évoque l’interdiction des lanceurs de balle de défense (LBD) et la sortie de route de Luc Ferry. La salle applaudit. Un trentenaire reprend le micro : « Je gagne 1.200 euros et je suis ravi de rejoindre un collectif. Je veux bien payer les impôts, j’en suis même fier de parfois pouvoir le faire. Je voudrais juste savoir où va mon argent. » Un autre : « Il nous faut des lieux de rassemblement pour parler tout simplement. » Un autre encore : « Je milite pour qu’on limite les hyper et supermarchés… Il faut en finir avec la grande distribution. » La parole tourne à un bon rythme. (...)
Nous avons vécu un moment précieux, celui d’une agora qui s’organise.