
Samedi, la vindicte populaire portée par les gilets jaunes a multiplié les feux partout en France et notamment à Paris, où plusieurs cortèges ont défilé : Justice pour Adama et étudiants, CGT, cheminots…
« Pour moins que cela, on a coupé des têtes. » Un tag sur l’Arc de triomphe résume l’ambiance révolutionnaire et irréelle qui flottait sur Paris samedi 1er décembre lors de « l’acte III » des gilets jaunes. Voitures calcinées, boutiques de luxe pillées, véhicules de police attaqués, tractopelle réapproprié, lampadaires à terre, avenues chics barricadées, affrontements place de l’Étoile… : ce n’est pas le drapeau rouge mais le jaune fluo de la sécurité routière qui est devenu l’étendard d’une colère quasi-insurrectionnelle.
Le gouvernement, en bunkérisant les Champs-Élysées par 4.000 gendarmes mobiles contrôlant sacs et identités, croyait priver le mouvement du foyer principal de sa révolte : il a multiplié les feux partout à Paris et en France. En immobilisant les gendarmes autour d’un seul symbole de la République, il a offert le reste de la ville à la vindicte populaire. (...)
Les charges des gendarmes succèdent aux contre-charges d’une partie de la foule, de plus en plus énervée, galvanisée par des « Ahou ! », « Macron démission », ou quelques Marseillaises. « Quand Macron dit “je ne céderai jamais”, il appelle à ce qu’on s’insurge ! » s’énerve Jacqueline, retraitée arrivée de Sarthe. (...)
« En 68 j’avais 12 ans, je ne pouvais pas manifester : eh bien maintenant on y est ! assène-t-elle. Il faut y aller, il ne faut pas laisser faire. On n’est pas là pour nous mais pour défendre nos enfants et nos petits-enfants, leur droit à vivre ! On ne cédera pas : s’il faut passer Noël sur les ronds-points, on le fera ! »
Chez tous les gilets jaunes interrogés ce matin, plus personne ne parle directement des taxes et des carburants. La révolte semble s’être élargie. (...)
Youcef Brakni, porte-parole du comité Justice pour Adama, est satisfait. « C’est une démonstration de force : on a pu mobiliser des milliers de personnes en quelques jours pour faire entendre les revendications des quartiers populaires contre les violences policières, le racisme systémique, et pour l’égalité ! » Pour lui, les problématiques des quartiers populaires sont similaires à celles des territoires ruraux délaissés, et pire encore. « Dans nos quartiers on a 40 % de chômage, on fait face à un racisme systémique, et vit les mesures ultra-libérales en dix fois plus fort depuis quarante ans ! Avec les Gilets jaunes, l’enjeu est l’alliance autour d’objectifs communs : la démission de Macron, l’égalité pour tous ».
Alors que le mouvement des gilets jaunes est souvent dépeint comme raciste et homophobe, l’initiative du comité Adama est un symbole. « Il ne faut pas être spectateur mais prendre la rue pour donner une couleur antiraciste au mouvement des gilets jaunes, ne pas laisser le terrain à l’extrême-droite et aux revendications anti-migrants ! Maintenant qu’on a appelé, le reste des quartiers vont se sentir légitimes à rejoindre le mouvement. Cela va aussi pousser le reste du mouvement social à suivre. ». Assa Traoré marche en tête du bloc Justice pour Adama : t-shirt jaune du comité et gilet jaune par-dessus. (...)
Alors qu’une nouvelle mobilisation contre la hausse des frais d’inscription des étudiants étrangers hors UE se tenait le même jour, « il ne faut pas s’enterrer dans nos facs, mais mettre tous les secteurs dans la rue. » (...)
Le cortège est un mélange étrange d’un public habitué aux manifestations et d’une moitié de manifestants arrivés de l’Étoile. À sa tête flottent le drapeau noir, le drapeau français, le drapeau arc-en-ciel pacifiste, le drapeau de la Normandie, ou encore une banderole du Comité de libération et d’autonomie queer - « feignasses x fièr-es de l’être ! » Cette foule hétérogène finit par rejoindre Rivoli, où un cordon de gendarmes mobiles les bloque, les asperge de canon à eau et de gaz lacrymos –- qui finissent même sur les balcons des immeubles cossus. (...)
La question qui revient chez tous les syndicalistes interrogés est la même : la grève. « La chose qui nous différencie avec les gilets jaunes ? Eux bloquent des ronds-points mais n’arrêtent pas le travail comme en 68. Moi, pour descendre dans la rue je fais grève. Il faut qu’on arrive à amplifier ce mouvement par une grève générale. C’est un scandale que les directions syndicales n’appellent pas encore. » (...)
La direction de la CGT, qui se tenait à distance des gilets jaunes au début du mouvement, a tenté un rapprochement timide en appelant samedi 1er « l’ensemble du monde du travail à se mobiliser, quelle que soit la couleur du gilet » pour sa manifestation contre le chômage et la précarité, prévue de longue date. Samedi, pourtant, son défilé Répu-Bastille n’a pas cherché à rejoindre les champs et le rouge y restait la teinte écrasante.
À 17 h, alors que, rue de Rivoli la foule se clairsème ou rejoint l’Étoile, tandis que les pompiers — applaudis — finissent d’éteindre le feu sur une voiture de police banalisée, un manifestant reçoit un texto : « Ça crame rue de la Paix ! » La troisième partie de la journée commence. (...)
Un passant interpelle une gilet jaune : « Vous devriez manifester pacifiquement, sinon vous aurez l’opinion contre vous ! ». Elle répond : « C’est malheureux mais si il n’y a pas de violence il n’y a aucun changement ! Vous croyez que ça s’est passé comment en 1789 ? La première des violences c’est la politique antisociale de Macron ! » Un autre renchérit : « les feux expriment la colère, ce ne sont pas des casseurs mais des gilets jaunes qui s’énervent à force d’être gazés et méprisés ! » (...)
Toute l’après-midi et la soirée ces scènes d’émeute se répéteront dans la moitié nord de la ville-Lumière. Comme si ces foules incontrôlées avaient voulu déterrer l’héritage de la tradition révolutionnaire.
20 h 30. En lisière de l’Étoile, un calme étrange est revenu sur le carrefour de Saint-Augustin dans le 8e. L’odeur du plastique brûlé et des lacrymos flotte partout. Les voitures slaloment pour éviter les restes de barricades fumantes. Des fourgons de police traquent quelques bandes de jeunes qui semblent s’attarder. Une soixantaine de gendarmes bloquent le boulevard Haussmann et protègent les vitrines rutilantes du Printemps. À côté, celles de la BNP, de Monoprix, d’HSBC, et tant d’autres sont ravagées. « C’est pas moi qui vais les plaindre ! » marmonne un passant. Un conducteur de scooter contemple le tableau : « On dirait que les Français se réveillent... Et peut-être même plus que prévu ». Il sourit. (...)
Le prochaine épisode de la révolte des gilets jaunes s’annonce samedi 8 décembre sur Facebook. « Nous irons tous chercher [le président Macron] comme il l’avait demandé. Il faut qu’il assume. » C’est aussi samedi qu’est prévue une grande marche pour le climat.