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Le temps, c’est de l’argent
Article mis en ligne le 4 juin 2020
dernière modification le 3 juin 2020

« Le temps, c’est de l’argent » : une expression dont la banalité cache une monstruosité anthropologique. Elle induit un mode de vie qui pervertit une dimension essentielle de l’existence humaine. Et la foule innombrable de ceux qui manquent d’argent en est privée. Car le temps n’est pas une marchandise, mais le déploiement de la conscience, de la vie sociale et de l’histoire.

Le temps, c’est de l’argent

Il est des choses trop évidentes pour être perçues : elles sont toujours déjà, comme allant de soi. Mais ne sont pas pour autant sans importance. Il en est trois qui assurent les conditions de nos existences individuelles et collectives : le temps, l’espace et la société. A la question « qui êtes-vous ? » : trois réponses viennent spontanément. Je suis né telle année (le temps). Je suis d’ici ou de là (l’espace). Je suis de telle famille (la société). Portons notre réflexion, pour commencer, sur le temps que la pandémie vient bousculer.

Une course-poursuite sans fin

Il est vécu comme une course-poursuite qui impose son rythme à la vie familiale, aux repas, aux activités domestiques, au travail, à l’école, aux trajets, aux loisirs.... Même le langage se plie à cette contrainte : les sigles, plus rapides à prononcer que les mots, envahissent les discours : BCE, DRASS, ULIS[1], E3C[2], Covid-19... Le temps du sommeil est emporté par la vague : il a diminué de plus d’une heure en quelques décennies. « Pas le temps ! » est devenu la trame qui assure le maillage de nos vies et biaise notre perception du monde. (...)

Ce mode de vie : ne faut-il pas l’interroger ?

Tenter de comprendre les causes de son expansion et de sa prégnance ? (...)

Une banale expression nous donne une piste de réflexion : le temps mort ! Elle pointe un paradoxe… ou plutôt une absurdité ! Nous courrons après le temps et lorsque nous en avons, il prend l’odeur de la mort… de l’angoisse qui sourd quelque part du plus profond. C’est proprement insupportable : il faut reprendre la course, et vite ! (...)

La mesure du temps nous ferait-elle perdre le temps ?

La mesure du temps nous ferait-elle perdre le temps ? Derrière cette mesure : qu’est-ce qui se cache ?(...)

La précarité institutionnalisée, rebaptisée flexibilité, dissout dans les aléas du marché du travail la cohérence des vies professionnelles. La baisse des salaires impose des prêts qui hypothèquent l’avenir du salarié. Le chômeur doit chercher du travail et rendre compte de ses recherches, au risque d’être rayé de pôle emploi. Pas le temps de s’arrêter… Montrer que l’on s’active : perdre son temps, l’hérésie contemporaine. (...)

Le temps des loisirs est devenu un immense marché. (...)

L’attention est emportée par un flot incessant de sollicitations. Il faut vendre du temps de cerveau humain disponible avouait le PDG de TF1, Patrick Le Lay, qui regrettera par la suite cet excès de lucidité et de franchise.(...)

Dans ce contexte, la dernière étape de l’existence n’a plus rien à transmettre dans l’entreprise comme à la maison. Les anciens sont mis au placard (...)

La vieillesse se réduit à un vide angoissant qu’il faut saturer de médicaments et de télévision. Et la maladie d’Alzheimer ouvre inconsciemment une porte pour se retirer de cet enfer. Mais ce temps vide doit rapporter… pour les actionnaires.
Pourtant les traditions philosophiques ont souligné l’importance du temps, tant au niveau individuel que collectif. Il est l’espace intérieur dans lequel se déploie la conscience de soi (...)

Quelle est la raison profonde de ce désastre anthropologique ?

Une expression, dont la banalité cache le scandale, nous en indique la cause : le temps c’est de l’argent. Le perdre est une perte d’argent, le péché capital que le taylorisme du 20e siècle et le néo-taylorisme d’aujourd’hui poursuivent sans répit. La rationalisation du travail inventée par le patron dans les usines s’étend aujourd’hui à toutes les dimensions de la vie. (...)

Le « temps mort » est un cri silencieux qui avoue notre aliénation (...)

Cette prédation du temps engendre une multitude de symptômes qui forme le syndrome d’une pathologie devenue culturelle : la fuite éperdue, l’addiction, l’hyperactivité, l’agressivité, le repli, l’épuisement professionnel (burn out), le suicide, et la haine diffuse qui dispose à la violence. Si nos élites ont du mal à saisir l’ampleur des catastrophes écologiques qu’impliquent leurs politiques, elles ont encore plus de mal à entendre les crises existentielles, sociales et politiques que ces mêmes politiques provoquent. Elles réduisent les assises de notre commune humanité à des marchandises : le temps. Privant le plus grand nombre d’un bien aussi vital que la nourriture.