
La perte de sens au travail semble pouvoir expliquer pour partie les difficultés des entreprises à retenir leur personnel ou à embaucher, ce qui suscite pas mal d’inquiétudes et aussi des propositions
(...) L’interrogation sur le sens au travail devient lancinante. Quelle réalité faut-il lui accorder ? Et quels remèdes seraient de nature à y répondre ? L’économiste Thomas Coutrot et la socio-économiste Coralie Perez viennent d’y consacrer un petit ouvrage, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire (Seuil/La République des Idées, 2022), à propos duquel ils ont aimablement accepté de répondre à nos questions. (...)
Thomas Coutrot, Coralie Perez : Depuis une dizaine d’années, et plus encore avec la crise sanitaire et écologique, on s’interroge de plus en plus sur le sens de notre travail. Le terme est devenu omniprésent dans les discours médiatiques mais aussi dans celui des principaux concernés, les travailleurs. Pourtant, jusqu’à récemment, peu de sociologues et quasiment aucun économiste ne se sont intéressés à ce concept. Pour réfléchir au sens du travail, il faut d’abord délimiter ce qu’on entend par travail. Il importe avant tout de le distinguer de l’emploi : le travail est d’abord une activité de transformation du réel, qui se heurte à une résistance. L’étymologie probable du mot renvoie non à un instrument de torture, comme le veut une idée reçue et mal fondée, mais à la notion « d’un obstacle à franchir »
. Par le travail, on transforme la nature et la société, et on se transforme soi-même. Dans notre approche, le sens du travail tient à ces enjeux de transformation : un travail a du sens s’il nous permet d’être utile, de respecter ou faire évoluer les normes sociales et éthiques, de développer nos habiletés et notre expérience. L’utilité sociale, la cohérence éthique, la capacité de développement : telles sont selon nous les trois dimensions constitutives du sens du travail.
Ainsi défini, le sens du travail est-il véritablement important pour comprendre les comportements des travailleurs ? Pour documenter cette question, nous avons construit un indicateur statistique de sens du travail à l’aide des enquêtes nationales sur les Conditions de travail de 2013 et 2016 (selon des détails techniques qui sont précisés dans le livre). L’analyse statistique conforte l’idée que le sens importe (...)
Démissionner est efficace : en moyenne, l’emploi retrouvé est nettement plus riche en sens que celui quitté. Pour celles et ceux qui ne peuvent pas ou n’osent pas partir, la perte de sens du travail entre 2013 et 2016 est associée à un accroissement des troubles psychiques et de l’absentéisme pour maladie.
Un préjugé courant veut que seuls les femmes et les hommes salariés les plus qualifiés auraient le luxe de pouvoir rechercher du sens dans leur travail. Pour les autres, le salaire serait la seule motivation. C’est faux. (...)
La pandémie a mis au premier plan du débat public la question de l’utilité sociale des métiers (les activités « essentielles ») et a sans doute renforcé le questionnement sur le sens du travail : le taux inédit de départs volontaires (démissions ou ruptures conventionnelles) en 2022 peut s’interpréter de cette façon. Mais ce questionnement montait déjà dans la société avant la crise du Covid. (...)
Nous mettons en évidence la responsabilité du management par le chiffre, souvent implanté sous le nom de lean management dans le secteur privé, et de new public management dans les services publics. Ces modes d’organisation se sont généralisés à partir des années 1990, au moment où les investisseurs financiers commençaient à exiger une rentabilité élevée (ou une baisse des coûts dans le secteur public) et une transparence des sources de performance. Les réorganisations permanentes sont désormais des signaux envoyés aux marchés financiers pour démontrer cette recherche inlassable d’optimisation financière. Les exigences de contrôle et de standardisation, ont conduit à multiplier les procédures rigides et le reporting (les process en langage gestionnaire). Il en résulte ce que nous appelons un néo-taylorisme digital, avec un travail appauvri et des contrôles permanents.
Les données statistiques confirment le rôle de cette forme de management (...)
Ce ne sont pas tant les objectifs chiffrés ou les changements en eux-mêmes qui sont nocifs, mais le fait qu’ils sont imposés sans discussion aux travailleurs, dont ils perturbent l’activité et heurtent les conceptions de ce qu’est un travail bien fait (...)
La thématique écologique, jusque là plutôt absente des débats sur le travail, y a désormais fait irruption : comment trouver du sens à son travail quand celui-ci dégrade la nature ? La thématique écologique, jusque là plutôt absente des débats sur le travail, y a désormais fait irruption : comment trouver du sens à son travail quand celui-ci dégrade la nature ? (...)
des expériences de « transformation » ou « libération » du travail sont menées dans nombre d’entreprises. Elles sont intéressantes dans la mesure où elles montrent qu’il y a des alternatives crédibles au commandement hiérarchique et au management par le chiffre. Dans la plupart des cas, les salariés de ces entreprises bénéficient d’un travail plus autonome et plus intéressant. Mais les limites de ces expériences sont patentes. Elles dépendent le plus souvent de la décision politique d’un dirigeant, pilote et garant de la nouvelle organisation, qui s’impose aux salariés. En outre, la responsabilisation des salariés s’accompagne fréquemment d’une intensification du travail. (...)
Selon nous, il faut doter les salariés et leurs représentants d’un véritable contre-pouvoir sur l’organisation de leur travail. Cela pourrait passer par une loi accordant à tous les salariés une demi-journée par mois pour délibérer entre pairs sur l’organisation et les finalités de leur travail. Les animateurs de ces débats doivent être légitimes aux yeux des salariés et autonomes par rapport au management, faute de quoi la parole n’est pas libre. Il doit donc s’agir d’élus du personnel – qu’il faudrait recréer en proximité du terrain, au contraire des évolutions actuelles avec la suppression des CHSCT - et formés spécifiquement à l’animation du débat sur le travail. Et l’employeur aurait le devoir d’y répondre formellement. Avec cette « réduction du temps de travail subordonné », les salariés disposeraient d’un droit politique nouveau, celui d’élaborer et de proposer des transformations du travail pour lui redonner du sens. En même temps, il est nécessaire de démocratiser le gouvernement des entreprises (...)
Nous préconisons une « politique du travail vivant » contre cette « politique du travail mort » déployée par les firmes et les pouvoirs publics. Dans le travail comme dans la société, il est urgent de ralentir pour délibérer.