
Le procès qui est fait à la capitaine de « Sea-Watch 3 », Carola Rackete, est révélateur du tournant autoritaire pris par les Etats européens, décrypte le philosophe Ange Bergson Lendja Ngnemzue.
Le jugement en Italie, courant juillet, de Carola Rackete, la jeune capitaine allemande du Sea-Watch 3, ce navire humanitaire qui accosta sans autorisation le 27 juin à Lampedusa avec 42 migrants africains à son bord, ne traduit pas seulement le « pourrissement » de la situation des migrants en Méditerranée. Cette actualité marque la fin d’une époque, celle où l’Italie finançait le Guide libyen pour qu’il se charge de tarir ces flux.
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Cette escalade pose aussi la question du gouvernement souverain de l’immigration irrégulière. La criminalisation de l’aide aux migrants en détresse montre à quel point, en contournant la société civile et ses différents réseaux (associations, ONG, syndicats, etc.), l’Etat désire le monopole sur la décision concernant ces migrants. Ce qui crée un malaise dans la démocratie.
« Opportunités d’affaires »
La Libye et l’Italie sont désormais le principal axe de la détresse des rafiots de migrants en Méditerranée. Il y a quelques années encore, tous les pays de la rive Sud étaient concernés. Ce rétrécissement ne se justifie pas uniquement par la décomposition de la Libye post-Kadhafi, où, en l’absence d’une police des frontières efficace, migrants et surtout passeurs et transporteurs misent sur plus d’« opportunités d’affaires ». Dès l’ouverture du processus de Barcelone (1992), la politique sécuritaire proactive européenne a consisté à inscrire le contrôle des frontières de la Méditerranée Sud au compte des conditionnalités de l’aide au développement. A coups de conventions, d’accords persuasifs et d’aide aux polices nationales aux frontières dans les pays méditerranéens de la rive Sud, l’Europe a fait ingurgiter ses normes et a implanté ses dispositifs sécuritaires dans l’espace et dans la tête des pouvoirs. Ces Etats ont été happés par l’Europe sécuritaire. La fermeture des couloirs de la traversée est une maturation de ces dispositifs imposés par l’Europe au sud de la Méditerranée. (...)
Sous Kadhafi, les migrants africains étaient de simples « combustibles » de l’économie de main-d’œuvre, travaillant pour des salaires minables afin de financer la suite de leur voyage ou le retour au pays pour certains. (...)
Après Kadhafi, ils sont devenus de véritables « êtres-matière » ouvertement vendus et mis en esclavage. Et l’Union européenne n’est pas forcément contre : dans cet Etat failli, elle a signé des accords avec des milices sélectionnées parmi la mosaïque des groupes rivaux et militarisés qui se partagent le contrôle du pays. (...)
dans la Libye d’aujourd’hui, ces migrants sont des humains « superflus ». Des forces de sécurité utilisent les moyens aériens pour détruire des camps de migrants, ordonnant aux gardes-chiourmes de tirer sur ceux d’entre eux qui fuient les bombardements. Ces migrants sont ainsi dépouillés de tout, même du droit de refuser de mourir. L’Union européenne a donc franchi un cap dans le cynisme en s’alliant les services de bourreaux de migrants.
Refus d’humanité
Si, au Sud de la Méditerranée, la Libye est devenue le symbole du refus d’humanité à la personne migrante, l’escalade qui se joue au Nord de la Méditerranée entre les ONG d’assistance aux migrants et Rome marque aussi la limite objective de la vocation autoritaire du gouvernement de l’immigration irrégulière, construite dans les arcanes de la bureaucratie européenne en lieu et place d’une politique migratoire commune et humaniste toujours attendue, et importée depuis une quinzaine d’années aux gouvernements nord-africains. Le cas Carola Rackete montre que cette option autoritaire ne fonctionne pas toujours et que l’exercice du droit universel de migrer persiste, l’engagement civique pour sa protection aussi. Quitte à affronter la police et à braver l’interdit.
Mais, derrière ce nouveau round de la confrontation Etat contre militants des droits humains, un drame silencieux se joue au sein des démocraties libérales. (...)
il n’est pas sûr que, face à la violence des pouvoirs d’Etat, la société civile critique demeure en capacité de continuer à participer à la décision sur l’immigration « irrégulière » et ainsi impacter le processus démocratique de la gestion des flux migratoires. (...)
Or on sait ce que la cause des sans-papiers doit à la société civile critique. En effet, en France, les origines de ce dialogue social informel sur les sans-papiers remontent aux années 1970, avec la création et l’action des premières associations professionnalisées et entièrement dédiées au soutien des immigrés. Le Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés (Gisti) créé en 1972 reste l’un des porte-drapeaux de cette vague associative. D’orientation juridique, l’appui du Gisti a permis d’améliorer la jurisprudence et les droits sociaux des sans-papiers et des immigrés en général, accompagnant le gouvernement ou lui faisant notamment acter des droits nouveaux comme la régularisation par le travail, le regroupement familial et l’accès aux logements sociaux.
Mettre au pas
L’âge d’or du partenariat social entre l’Etat et la société civile sur les sans-papiers s’ouvre sans doute en 1981 avec l’arrivée au pouvoir de la gauche. Dès cette année, ce dialogue social informel a conduit à plus de deux décennies de régularisations massives lorsque la gauche était au pouvoir. Il a déteint sur la pratique de la droite de gouvernement qui, conservatrice, a rejeté ces régularisations « de masse », leur préférant le « cas par cas ». Depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy en 2007, cette approche au « cas par cas » s’est imposée comme la nouvelle norme transpartisane du gouvernement de l’immigration irrégulière, confirmant la droitisation des pouvoirs sur l’immigration clandestine, mais conduisant chaque année à environ 30 000 régularisations « au fil de l’eau ».
L’expertise des partenaires sociaux de fait comme la Cimade, France Terre d’Asile, Emmaüs, etc., a influencé aussi bien la rédaction des circulaires encadrant ces régularisations que l’aide des mouvements associatifs aux candidats à la régularisation. (...)
Les sciences historiques doivent réfléchir ce tournant autoritaire qui, au-delà de détricoter les droits humains des migrants, constitue une sortie de la démocratie. (...)