
« L’année européenne du rail » s’achève et les leaders politiques multiplient les déclarations d’amour pour le train. Mais les promesses cachent un sous-investissement chronique et une compétition acharnée entre opérateurs historiques. L’espace ferroviaire unique européen est encore loin d’exister.
Fin septembre, sur le quai principal de la gare centrale de Varsovie. La locomotive bleue freine dans un crissement tranquille. Les flashs des journalistes crépitent et les ballons rouges s’agitent au passage des wagons du « Connecting Europe Express », le train promotionnel affrété par la Commission européenne et le CER, le lobby des entreprises ferroviaires.
À l’occasion de « l’année du rail », le tortillard fait halte dans 26 pays de l’Union européenne (UE). Debout sur le quai polonais, une quarantaine de badauds applaudissent tandis que deux officiels cravatés s’échangent des drapeaux. Le premier, le chef de l’office du transport ferroviaire polonais, gonflé par l’enthousiasme, lance : « Que l’année européenne du rail soit le fer de lance d’une politique qui permettra à tous d’atteindre des résultats record en matière de transport de voyageurs et de marchandises ! » (...)
Le grotesque de la propagande ferroviaire européenne saute aux yeux. Et pas seulement à Varsovie. (...)
Pour traverser les 33 frontières de l’UE, le train bleu aura changé 55 fois de locomotive. Et par trois fois, c’est le train entier qui a dû être déménagé. Les déclarations enthousiastes des politiques ne peuvent rien aux trous dans le réseau, ni aux obstacles techniques qui se présentent inexorablement sur le trajet.
Ce voyage à bord d’un express qui n’en a que le nom aura au moins eu le mérite de jeter une lumière crue sur la misère du rail européen : l’espace ferroviaire de l’UE n’est qu’un « patchwork inopérant », résume la Cour des comptes européenne. Et rien n’indique que cela va changer.
3 000 km de lignes fermées en Europe en dix ans (...)
Dans toute l’Union, on récolte des témoignages nostalgiques du bon vieux temps du train européen. (...)
Jusqu’en 2013, il y avait encore des trajets possibles en train en faisant des correspondances. Aujourd’hui, ce confort-là ayant aussi disparu, Gilles lui préfère souvent la voiture. Son cas n’est pas isolé. Au fil des années, à l’image de la cheminote et du transfrontalier, moult Européen·ne·s ont vu le réseau de la toile ferroviaire se défaire.
Au total, 3 000 kilomètres de chemin de fer ont disparu dans l’UE entre 2008 et 2019, selon Eurostat. Ces coupes n’ont pas épargné les lignes transfrontalières. Et des connexions majeures continuent d’être enterrées. (...)
Il y a un an, le dernier direct entre Lisbonne et Madrid est arrivé à son terminus pour la dernière fois. Depuis 1930, ces deux capitales avaient toujours été reliées entre elles – sauf pendant la guerre civile espagnole et les deux guerres mondiales. La ligne n’était pas assez rentable. Désormais, il faut se lever aux aurores, cheminer 11 heures et changer 3 fois de train pour relier la capitale espagnole depuis Lisbonne. En avion, le trajet se boucle en 1 h 30.
Selon Greenpeace, seulement un tiers des 150 liaisons aériennes européennes les plus fréquentées sont reliées par le train. Le Madrid-Lisbonne n’en fait plus partie, tout comme les Marseille-Milan et Paris-Venise qui ont fait leur dernier voyage en juillet dernier. Déjà déficitaires, ces deux lignes opérées par Thello, filiale de l’opérateur historique italien, n’ont pas survécu à la crise sanitaire. (...)
Au jeu des fermetures de lignes, la France et la SNCF font largement la course en tête. Près de la moitié des fermetures européennes ont eu lieu dans l’Hexagone. Sur les vingt dernières années, la longueur des lignes ferroviaires a diminué de 13,4 %. En revanche, sur la même période, les routes se sont allongées de 11,3 %.
Une évolution au détriment du rail qui suit l’investissement public dans les infrastructures (...)
Pendant et après la pandémie, le gouvernement a bien alloué 4,75 milliards pour soutenir le rail, mais il a distribué… quatre fois plus à l’automobile et à l’aérien. Dans son plan d’investissement France 2030, il a même ajouté un chèque de 4 milliards pour défendre la voiture électrique et « l’avion vert ».
Pour le Réseau Action Climat France, l’année du rail est un rendez-vous manqué (...)
À de rares exceptions près – comme le Léman Express, le bolide franco-suisse à 1,8 milliard d’euros, cofinancé par les deux pays et l’Union européenne –, l’offre française de liaisons ferroviaires transfrontalières est une morne plaine. (...)
En France comme ailleurs : une étude de la Commission européenne sur « les liaisons ferroviaires manquantes » dans l’UE permet de mesurer l’ampleur du désert : 41 % des lignes transfrontalières existantes en Europe ne sont plus opérationnelles.
Et parmi celles qui fonctionnent, la grande majorité n’est pas adaptée au transport de voyageurs : elles sont réservées au train de marchandises, ou leur fréquence est trop irrégulière.
Partout la législation et le financement de l’UE tendent à donner la priorité aux grandes lignes et corridors européens « plus commercialement viables » et à négliger les petites liaisons transfrontalières. Aujourd’hui, à peine la moitié de la population des régions frontalières a accès à un service ferroviaire. (...)
L’Union européenne chargée de cette libéralisation du rail est-elle prête à soutenir les lignes les moins rentables, parmi lesquelles se trouvent nombre de transfrontalières ? « Si une ligne n’est pas commercialement viable, on ne peut pas la forcer à exister, parce qu’à la fin, quelqu’un devra payer la note », répond sans détour Adina Vălean, la commissaire européenne au transport, interrogée par Investigate Europe et Mediapart.
Même si le bénéfice est de limiter les émissions de CO2 ? « Nous ne pouvons pas forcer les entreprises ferroviaires à opérer ce qui n’est pas commercialement viable », répète celle qui, à bord du Connecting Europe Express, clamait que le rail était « l’avenir de l’Europe, le moyen d’atténuer le changement climatique ».
Soyons plus clair. Il n’y aura pas d’obligation de service public sur le réseau international européen. (...)
Ce que ne dit pas le communiqué de presse sur le sujet, c’est qu’une version préparatoire de ces « conclusions communes » – dont nous avons eu connaissance –, contenait un paragraphe qui proposait de conditionner l’attribution des fonds publics à des « obligations de service public » sur le réseau international européen.
Une proposition trop radicale pour le représentant allemand de cet officieux Conseil des ministres européens. Il aurait supprimé ledit paragraphe d’un trait de stylo. (...)
Avez-vous déjà tenté d’acheter un billet de train pour un trajet international quand plusieurs opérateurs sont impliqués ? Un Lisbonne-Madrid, par exemple ? C’est un véritable casse-tête qui en pousse plus d’un vers les aéroports. (...)
Si, par chance, le voyageur international du rail parvient à construire son itinéraire, il n’a pas intérêt à rater sa correspondance. Car il ne bénéficiera d’aucun remboursement, ni ne pourra sauter dans le train suivant pour le même prix.
L’occasion de remédier à cet obstacle s’est présentée l’année dernière lors des négociations européennes autour des « droits des passagers ferroviaires ». Mais le puissant Conseil européen a encore opposé une fin de non-recevoir à la proposition qui allait dans ce sens.
Selon plusieurs câbles diplomatiques que nous nous sommes procurés, l’Allemagne, l’Espagne et la France ont bloqué cette réforme (...)
Du combat de coqs à la crise diplomatique
Mais le billet est un obstacle mineur quand on pense aux barrières techniques, si pratiques pour bouter la concurrence hors de ses frontières. Ainsi, l’opérateur italien Trenitalia a récemment décidé de commander de nouveaux trains pour circuler le long de sa frontière avec la France. Ils devaient arriver sur la ligne qui va jusqu’au poste-frontière de Vintimille.
Sauf que ces nouveaux bolides italiens ne sont pas adaptés au système électrique en gare de Vintimille, obligeant à une adaptation des voies en gare, qui jusqu’à présent accueillaient trains français et italiens. Il est fort probable donc que cette liaison franco-italienne déjà à la peine soit encore davantage compromise par cet inopportun choix technique.
En la matière, les exemples sont légion et la SNCF particulièrement retorse, si l’on en croit les dernières crispations de son homologue espagnol. (...)
« C’est la loi basique de la concurrence : chaque entreprise fait ce qui est le plus profitable pour elle. »