Il fait tourner les économies, croître les PIB et nous donne un faux sentiment de bonheur et d’accomplissement : le gaspillage textile tue la planète et tout le monde s’en fout.
Et encore des fringues pour femmes.
J’ouvre les sacs de dons déposés par des Parisiens dans des points de collecte au bénéfice d’une association qui vient en aide aux migrants. Nous en avons quatre dans mon arrondissement du nord de Paris, et chacun est spécialisé. Dans ce café, on collecte des produits d’hygiène (savons, shampoings, crème à raser). Dans ce centre culturel, qui bénéficie d’un plus grand espace de stockage, nous demandons du matériel de mise à l’abri ; couvertures, tentes, sacs de couchage. Dans cet autre point de collecte, un restaurant, des vêtements pour homme, taille S et M (car les personnes migrantes sont majoritairement des hommes grands et minces), des baskets taille 41-45, des sacs à dos.
J’ouvre un premier sac : trois pulls, quatre pantalons, deux jupes, une ceinture, des mouchoirs en tissu, un kimono, une paire de sandales. Que des vêtements pour femme. Dans les autres, je trouverai aussi une jupe à paillettes, des strings, une multitude de petits hauts mignons, des collants, un manteau Zara… et au total, une fois tous les dons triés, à peine de quoi remplir un carton de vêtements pour hommes. Que faire de tous ces vêtements que nous n’avons pas demandés ? Certains seront donnés aux quelques femmes que nous rencontrons dans la rue et qui en ont besoin, le reste sera redirigé vers d’autres associations qui les distribuent, ou vendu dans le cadre d’une braderie qui permet de récolter des fonds. (...)
Un océan de fringues
Les associations à qui nous proposons nos surplus sont aussi débordées que nous, il n’est pas si facile de trouver des organisations qui vont récupérer nos énormes stocks d’habits pour femmes pour les redistribuer. J’ai parfois l’impression de nager dans un océan de fringues, d’étouffer sous une chape de textiles de toutes les couleurs et de toutes les matières, et je sens monter en moi un dégoût qui ressemble étrangement à celui qui nous prend lorsqu’on découvre la poubelle d’un magasin qui déborde de nourriture encore emballée. (...)
Et tout le monde s’accorde à dire que c’est un scandale et qu’il faut déployer tous les efforts possibles pour diminuer le gaspillage et son impact sur la planète (...)
beaucoup de vêtements ne sont portés que de sept à dix fois au cours de leur vie, avant d’atterrir à la poubelle, dans une benne de recyclage ou de croupir au fond d’une armoire. (...)
Dans les magasins de vêtements, les collections se succèdent à un rythme effarant ; le phénomène appelé « fast fashion », qui consiste à renouveler les réassorts à un rythme rapide, conduit les marques à proposer parfois jusqu’à deux collections… par semaine. Le prix humain de cette frénésie de production commence à être connu ; notamment depuis le 24 avril 2013 et l’effondrement du Rana Plaza, à Dacca, au Bangladesh. Ce jour-là, un immeuble de huit étages, qui abritait plusieurs ateliers de confection, s’est effondré après que les ouvriers avaient alerté la direction sur les nombreuses fissures et la dangerosité de leurs conditions de travail. Environ 1.130 personnes sont mortes dans cette catastrophe et des centaines ont été blessées. Ces ateliers fournissaient des marques occidentales, comme Auchan, Camaïeu, Inditex (Zara), Benetton… par le biais de sous-traitants, technique qui permet à ces grandes entreprises textiles de se dégager de leur responsabilité tant en cas d’accident qu’en termes de prise de conscience de l’exploitation des ouvriers et ouvrières (puisqu’elles ne commandent pas directement à l’atelier mais à un intermédiaire et que ce ne sont pas elles qui paient les travailleurs).
« Les gens ne savent pas comme c’est dur, pour nous, de fabriquer ces vêtements. Je crois que ces vêtements sont fabriqués avec notre sang. »
Shima Akhter, ouvrière à Dacca (...)
Bon nombre d’entreprises, par conviction ou pour suivre la tendance, se sont lancées dans le commerce éthique : d’aucunes recyclent les habits –principalement le coton, et cela ne représente qu’une partie réduite de tous les vêtements consommés. Une nouvelle pratique, l’upcycling, permet d’économiser l’eau et l’énergie lors de la fabrication de pièces à partir de fibres recyclées, mais l’empreinte écologique n’est jamais nulle.
Que deviennent les vêtements que nous donnons ? (...)
5% des habits restent en France, le reste part à l’étranger (principalement en Afrique) alimenter d’autres marchés de vêtements d’occasion. Les tissus impossibles à revendre sont réutilisés : ils sont « effilochés » pour faire des produits isolants ou des rembourrages pour les sièges de voiture ; 9% du total des vêtements terminent en chiffons. Une manne pour les collecteurs qui ont récupéré gratuitement la matière première.
Échoués dans des décharges indiennes ou chinoises (...)
Beaucoup échouent dans les décharges indiennes ou chinoises, où ils mettront, pour les fibres synthétiques, plus de 200 ans à se dégrader, en dégageant des gaz toxiques. Et nul n’ignore les dégâts que les produits chimiques utilisés dans la fabrication des textiles infligent à la nature. Certaines marques, notamment H&M, brûlent des vêtements neufs qui leur sont restés sur les bras, par le biais de centrales électriques : depuis 2013, douze tonnes de vêtements ont été brûlés chaque année rien qu’au Danemark. Et certaines marques de luxe détruisent leurs invendus pour ne pas les voir apparaître sur les marchés des dégriffés. (...)
Je résume : des vêtements sont produits par des travailleurs exploités, au péril de leur vie, tout en polluant la planète et les ressources en eau des habitants, laissant une belle empreinte carbone au passage, puis sont (très peu) portés, jetés, recyclés ou brûlés. En boucle.
Alors quoi ? On continue de produire des millions de tonnes de tissus pour fabriquer des milliards de vêtements, dont une fraction en mode « éthique » pour se donner bonne conscience, tout en demandant mollement aux grandes marques de signer des accords de sécurité pour les travailleurs qui ne seront de toute façon pas respectés dans les pays où sont fabriqués nos fringues ? On continue de chercher des solutions pour fabriquer plus « éthique », plus « écoresponsable », plus « social » ? Mais surtout, on ne remet pas en cause la base même du problème, qui est que l’industrie de la mode, de la fast fashion, est par essence capitaliste et donc a besoin d’une croissance infinie pour survivre ? (...)
la seule solution qui nous est proposée est de produire mieux, alors qu’il faudrait produire moins. Pas simplement recycler ou fabriquer des vêtements en bambou, mais ralentir et cesser de produire mille fois plus que ce dont nous avons réellement besoin.
Seulement voilà : en France, selon une étude de l’Institut français de la mode (IFM) publiée en 2016, l’industrie de la mode compte pour 1,7% du PIB, ce qui la place loin devant des industries comme l’aéronautique et l’automobile. Elle fournit 580.000 emplois directs et 420.000 emplois indirects, soit un million au total. Et surtout, le consommateur de l’ère de la fast fashion est élevé au bon grain du matérialisme fou, où acheter de nouveaux atours est censé apporter le bonheur auquel aspire chacun d’entre nous. Les prix des vêtements sont devenus tellement bas, grâce aux salaires de misère des ouvriers qui les fabriquent et aux ateliers insalubres où ils sont exploités, que chaque consommateur peut s’offrir plusieurs pièces et se procurer l’espace d’un instant l’impression d’être riche, d’avoir le choix de l’abondance. Alors même que l’on sait, comme l’explique une étude de Greenpeace, que la sensation de bonheur que procurent les achats impulsifs et inutiles est un leurre absolu. (...)
Donc on va dans le mur mais jusqu’ici tout va bien ? (...)
nous continuons de gaspiller en toute bonne conscience les habits produits au prix du sang et les ressources d’une terre qui, admettons-le une bonne fois pour toutes, est en train de mourir mais finalement, on s’en fout : lorsqu’elle finira par étouffer sous les tonnes de fringues produites pour rien, nous ne serons plus là pour pleurer.