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Le développement personnel est-il vraiment l’arnaque du siècle ?
Happycratie d’Edgar Cabanas et Eva Illouz Traduit de l’anglais par Frédéric Joly Éditions Premier Parallèle 260 pages Parution le 23 août 2018
Article mis en ligne le 17 décembre 2020
dernière modification le 16 décembre 2020

Au moment d’écrire cet article, je suis allé consulter le palmarès des ventes de livres d’Amazon. L’algorithme modifie le classement en permanence, pour susciter l’envie et renouveler l’attention des internautes qui surfent sur le site.

Pourtant, le top dix des ventes au 21 août 2018 ressemble à celui du mois dernier, et à vrai dire à celui de l’année dernière : Raphaëlle Giordano et ses conseils d’épanouissement personnel romancés truste la deuxième place, Les quatre accords toltèques du chaman Miguel Ruiz, un classique de la littérature d’aide à soi-même (« self-help ») prenant son inspiration dans les mythes de ce peuple mésoaméricain, la talonne en troisième. Le gourou du développement personnel, Eckhart Tolle, et son best-seller mondial Le pouvoir du moment présent rode en permance autour du top 10, et ne descend jamais en dessous des cent meilleures ventes.

À la première page du classement figurent également Les cinq blessures qui empêchent d’être soi-même de Lise Bourbeau (...)

« Marchandises émotionnelles »

Ces best-sellers et tant d’autres se rattachent à la grande famille du développement personnel et de la pensée positive, ce que Eva Illouz et Edgar Cabanas, dans un essai à charge qui paraît aujourd’hui, Happycratie (éd. Premier Parallèle), nomment « l’industrie du bonheur ». (...)

Pour les sociologues, la discipline de la psychologie positive, élaborée aux États-Unis dans les années 1990, et ses multiples expressions plus ou moins savantes, sous forme de thérapies, de littérature de « self-help », de coaching, d’applis d’amélioration de soi et de techniques de relaxation diffusent un même récit décliné à l’infini : « Tout un chacun peut réinventer sa vie et atteindre le meilleur de lui-même en adoptant tout bonnement un regard plus positif sur soi et sur le monde environnant ».

On doit cette théorie à des psychologues américains qui ont observé que les personnes qui étaient positives réussissaient mieux dans la vie et déclaraient être plus heureuses. Le sens de la causalité est primordial : avant la déferlante de cette « science du bonheur », on considérait celui-ci comme la conséquence de moments heureux et de situations agréables de vie. Avec eux, la logique s’est inversée : si vous êtes positif, que vous croyez en vous et que vous avez confiance dans votre potentiel, alors la vie vous récompensera. Dans le cas contraire, une sorte de prédiction autoréalisatrice fera que vous échouerez.

Et s’il suffit de le vouloir pour y parvenir, pourquoi ne pas se faire aider de pros du bonheur pour mettre toutes les chances de son côté ? Eva Illouz et Edgar Cabanas se penchent dans cette enquête intellectuelle sur l’avènement d’un marché des « emodities », une contraction des termes anglais « emotions » et « commodities » (marchandises) qui désigne ces « marchandises émotionnelles », ensemble « de services, thérapies et produits qui promettent une transformation émotionnelle et aident à la mettre à œuvre ».

Par leur effet de masse, ces produits « contribuent […] à faire de la poursuite du bonheur un style de vie, une manière d’être et de faire, une mentalité à part entière […] ». Ils renouvellent les modes de consommation et réorientent les attentes des consommateurs et consommatrices vers des bénéfices psychologiques et émotionnels plutôt que purement matériels et statutaires. (...)

La thèse d’Happycratie est que les marchandises émotionnelles sont effectivement celles dont la philosophie sous-jacente possède le plus d’affinités avec les nouvelles exigences de flexibilité qui caractérisent le monde du travail et la vie en société. (...)

Des phénomènes structurels lourds comme les variations du taux de chômage ou la dette des États peuvent passer au second plan ou même être occultés au profit de l’encouragement à devenir l’entrepreneur de soi-même, à rebondir et à faire de ses échecs des opportunités –autant de maximes qui forment un néo-bouddhisme absurde, une « pornographie émotionnelle » que les adeptes des fils d’actualité du réseau Linkedin ne connaissent malheureusement que trop bien.

La manière positive d’envisager la vie serait devenue notre façon adaptative de survivre à la nouvelle donne économique, mais également une forme d’obéissance et de conformisme, écrivent les sociologues, qui prendrait « la forme d’un travail sur le moi et d’une maximisation de ce moi ». (...)

Victoire totale de la vision « positive »

Des milliers d’études sont avancées à l’appui des théories de la psychologie positive. Évidemment, d’autres études, invoquées dans Happycratie, vont dans le sens inverse et invalident totalement l’idée selon laquelle inculquer la pensée positive amènerait à se sentir mieux et à réussir ce que l’on entreprend.

Peu importe, puisque, comme l’admettent les sociologues, « ce que recherchent fiévreusement maintes personnes, particulièrement lorsque les temps sont durs, c’est de l’espoir, de la puissance et de la consolation ». Autant de marchandises que l’industrie du bonheur fabrique en grande série et renouvelle conformément aux cycles de la mode (...)

Le véritable débat concerne peut-être moins l’efficacité des techniques du mieux-être que la vision du monde qu’elles véhiculent. Sur le plan individuel, toutes celles et ceux qui ne parviennent pas à être riches, heureux, en bonne santé, épanouis et débordants d’énergie sont soupçonnés de ne pas avoir fait suffisamment d’efforts –et donc quelque part de vouloir et de mériter leur sort. Ils cumulent leur souffrance avec un sentiment de culpabilité.

Au niveau collectif, « cette rhétorique de la résilience ne promeut-elle pas en vérité le conformisme ? Et ne justifie-t-elle pas implicitement les hiérarchies et les idéologies dominantes ? », se demandent Eva Illouz et Edgar Cabanas, qui diagnostiquent à raison « l’effondrement général de la dimension sociale au profit de la dimension psychologique ». (...)