
Des dizaines de migrants risquent chaque jour la traversée entre l’Afrique et l’Espagne. Une partie d’entre eux y laissent la vie. Depuis vingt ans, le croque-mort Martín Zamora identifie les corps et les ramène, autant qu’il lui est possible, auprès de leur famille.
Martín Zamora est contrarié et s’en veut. Contrarié de ne pas avoir été informé de la journée de conférence organisée la semaine dernière à la Línea de la Concepción, ville andalouse frontalière de Gibraltar. Averti au dernier moment, il a réussi de justesse à se rendre à cette réunion sur l’immigration illégale dans le détroit. Il voulait entendre l’opinion des représentants de la Guardia Civil, d’associations (Croix-Rouge, Acnur [Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés]), d’un procureur… Et il s’en veut de n’avoir pas apostrophé les invités sur l’absence de mécanismes pour reconnaître les victimes de la traversée. (...)
Au moment des statistiques des morts, il a été découragé par un voisin de chaise lui affirmant qu’il n’aurait, de toute façon, pas de réponse. « J’ai fait des boucles dans mon lit toute la nuit, énervé contre moi-même de ne pas l’avoir demandé. Pour eux, les morts ne sont que des chiffres, ils ont pourtant une famille, une histoire… »
Les morts, c’est son métier. Martín Zamora tient les pompes funèbres Southern Funeral Assistance à Los Barrios, non loin d’Algésiras, ville sans charme de la pointe sud de l’Espagne. Cheveux mi-long, bouc poivre et sel, le croque-mort occupe un segment particulier : il se charge, depuis deux décennies, d’identifier et de rapatrier auprès de leur famille les corps des migrants morts pendant la courte (14 km) mais dangereuse traversée entre les côtes marocaines et espagnoles. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 56.000 personnes sont arrivées par la mer en Espagne en 2018. Et 769 sont mortes ou disparues dans la partie occidentale, soit trois fois plus que l’année précédente. Alors que la Méditerranée est un cimetière, l’Andalou de 58 ans lutte pour que les cadavres échoués sur les plages ne soient pas mis en terre sous la mention « Desconocido » (« inconnu »).
« Je me mets parfois dans des situations compliquées pour identifier un mort » (...)
De sa voix éraillée par les Chesterfield qu’il fume à la chaîne, Martín se garde bien de se mettre en avant. « Je suis un particulier, je ne suis personne », rappelle-t-il. Un négociant, évidemment, il en est un. « Mais un patron de pompes funèbres atypique. Je me mets parfois dans des situations compliquées pour identifier un mort. Habituellement, dans le métier, on ne parle pas aux policiers ou aux juges. On fait le travail et c’est tout », dit-il, un œil rivé sur son téléphone qui n’arrête pas de sonner. Messages de remerciement, de désespoir. Coup de fil concernant une affaire en cours. Beaucoup de photos de vie, de mort encore plus. (...)
Martín reçoit les photos dans l’ordre inverse du cycle de l’existence. (...)
Des rapatriements gratuits, d’autres à prix coûtant, « plusieurs familles qui se cotisent. Et si on ne peut vraiment pas, on fait sur demande de la famille, les funérailles musulmanes en Espagne. J’envoie des photos et des vidéos de la toilette. Ça permet aux familles d’être, d’une certaine façon, présentes à l’enterrement de leur enfant. » Pour financer ces rapatriements de sans-papiers, Martín s’appuie sur le filon marocain « des légaux », ceux installés en Espagne en bonne et due forme et qui souhaitent être enterrés dans leur pays d’origine. (...)
Qu’est-ce qui pousse le gérant de pompes funèbres à continuer sa mission ? « Quand les familles me remercient, c’est une sensation très forte. Même si je leur ramène un mort, ils me sont reconnaissants de m’être battu pour eux, de pouvoir commencer le deuil. Je ne leur fais pas un cadeau mais j’ai parfois l’impression d’être un genre de Roi mage. » En vingt ans, il a assisté à l’évolution des traversées. Ces dernières années, il voit beaucoup de populations subsahariennes et des Marocains, jeunes. « On leur dit que c’est dangereux mais pour eux, c’est comme le loto, dit-il. Beaucoup trop perdent. » (...)