
Il est paradoxal de constater que ce sont les journaux et les journalistes qui, parmi les médias, devraient être les plus critiques à l’égard des enquêtes d’opinion par sondage qui en sont non seulement les initiateurs et les propagandistes involontaires mais également, parfois, les principales victimes.
Si l’on n’estimait pas que le journalisme est une activité beaucoup trop sérieuse pour ne pas se sentir obligé de le défendre, y compris contre lui-même, on serait presque en droit de se réjouir de le voir, pour une fois, s’infliger en toute inconscience, par le biais des sondages qu’il commande lui-même sur lui-même, le traitement qu’il inflige ordinairement aux autres, et en premier lieu au monde politique mais aussi au monde culturel, en convoquant en permanence dans leurs colonnes, les sondages. Là où certains pourraient y voir une forme de masochisme, il serait plus juste d’y voir en fait un bon indicateur de la dépendance croissante du monde journalistique à l’égard de l’industrie des sondages et à l’intégration, dans la pratique journalistique la plus banale, y compris chez ceux qui incarnaient le plus une certaine forme de résistance à leur égard, de la philosophie sur laquelle ils reposent.
Le cas du sondage réalisé chaque année depuis 26 ans par la Sofres intitulé « baromètre ‘confiance dans les médias’ » ou « baromètre ‘crédibilité des médias ‘ » est, à cet égard, un véritable cas d’école. Il est commandité par La Croix, un quotidien sérieux s’il en est, qui devrait être le dernier support de presse à soutenir un pareil type de sondage qui consiste à importer les logiques politique et économique comme principe d’évaluation de la valeur proprement intellectuelle de l’activité journalistique.
L’invention du baromètre « crédibilité des médias »
Il n’est pas sans intérêt, avant d’analyser brièvement ce baromètre censé mesurer la crédibilité de la presse, de rappeler qui l’a inventé et dans quelles conditions. (...)
Sondeurs et commentateurs vont ainsi dire chaque année, avec autorité, les raisons que « la presse » peut avoir, à l’examen des chiffres qui tombent comme de véritables verdicts, de se réjouir ou au contraire de s’inquiéter devant le jugement que « les Français » porteraient sur elle alors que c’est l’instrument de mesure lui-même qu’il faut soumettre à la critique.
Au lieu de se précipiter sur les résultats du sondage et d’en tirer des conclusions hâtives, les journalistes seraient mieux inspirés de s’interroger sur les conditions même de passation du questionnaire et sur les significations, diverses et contradictoires, que peuvent avoir les réponses extorquées aux enquêtés afin de ne pas trop rapidement considérer comme établi et indiscutable ce que les chiffres semblent apparemment dire. Il faudrait, en d’autres termes, que les journalistes cessent de croire en la scientificité des chiffres sortis des questionnaires et s’intéressent au travail de recueil des données et à toute la logique qui est au principe de leur présentation (...)