
Plus d’un million et demi de morts, plus de deux millions de réfugiés, des centaines de milliers de malades et de blessés - sur une population estimée à 7,5 millions de personnes. La guerre, la guerre civile, les massacres racistes, la famine, les épidémies,...
On n’ose imaginer les conséquences du drame rwandais, à court et à long terme, pour les individus et pour la société, pour le pays et pour l’Afrique. L’analyse "rationnelle" des événements n’est pas facile. Mais elle est nécessaire. Car derrière ce chaos indescriptible et cette misère absolue se cachent des responsabilités politiques et des intérêts matériels.
Le 6 avril, d’une façon très professionnelle, un avion est abattu dans le ciel de Kigali : les présidents du Rwanda et du Burundi meurent dans l’attentat. Dans l’heure qui suit, la garde présidentielle - noyau dur de l’armée rwandaise - prend la capitale en main. La troupe, accompagnée des escadrons de la mort, entre dans certaines maisons. Des gens bien sélectionnés sont abattus, sur base de listes préétablies.
En quelques heures des barrages sont dressés sur les routes. Tout Rwandais qui passe est contrôlé et on lui demande de présenter sa carte d’identité (qui mentionne l’appartenance ethnique). Les cadavres s’amoncellent sur les bords des chemins. Un carnage massif est déclenché dans tout le pays, en quelques heures. Le génocide commence... (...)
La mentalité coloniale affleure souvent dans les réflexions : on évoque l’arriération des noirs, leur évangélisation trop superficielle. Mais le plus grave est que, comme le dit Alain Destexhe, secrétaire-général de MSF, le génocide est nié, la responsabilité internationale est occultée et la culpabilité des auteurs se dilue dans le malheur général.
Un génocide
Personne ne peut échapper à cette conclusion : le Rwanda a été le théâtre du génocide planifié de la communauté tutsi : 500.000 morts en six semaines selon la Croix-Rouge, plus d’un million après trois mois selon le coordinateur-adjoint du Bureau de l’ONU au Rwanda. Ces gens ont été massacrés systématiquement (à 90 % en dehors des villes) sur base de leur appartenance ethnique. Leurs biens ont été volés. Leurs maisons ont été pillées et incendiées, alors qu’il s’agissait de citoyens et citoyennes désarmés : il n’y a pas eu d’affrontement, de guerre ou de guerre civile. Enfants, femmes et femmes enceintes ont été particulièrement visés.
Aucun lieu ne servait de refuge, certainement pas les hôpitaux et les églises. Les assassins voulaient une solution finale. La comparaison avec le génocide des juifs par Hitler est pleinement valable. Il n’y a que deux différences : le nombre absolu de victimes (les nazis ont exterminé 6 millions de juifs) et le fait que les nazis usèrent de l’infrastructure d’un pays industrialisé moderne.
Le clan Habyarimana, lui, a dû se contenter de moyens de destruction artisanaux et d’armes de petit calibre. Mais le but, comme dans l’Allemagne nazie, était bien la solution finale, un génocide, c’est-à-dire la destruction planifiée d’une collectivité entière par le meurtre de masse ayant pour but d’en empêcher la reproduction biologique et sociale. (...)
Le génocide des Tutsis n’est ni un hasard, ni une explosion de violence spontanée. On ne peut pas parler non plus de violence de guerre - même si une guerre était en cours au moment des faits et si le génocide en fait partie (comme le massacre des juifs par les nazis). On peut encore moins parler de retour vers le moyen-âge. Le génocide des Tutsis ne relève pas de l’atavisme : c’est un phénomène moderne, un indice de la barbarie qui monte au fur et à mesure que le marché libre se généralise et que la crise sociale s’approfondit. (...)
toute alternative à la clique Habyarimana est quasiment éliminée. Et le choix politique devient un choix "purement ethnique" : gouvernement hutu ou gouvernement tutsi. Le génocide a reçu sa perspective politique.
Les assassins, à ce stade, doivent encore surmonter deux obstacles importants : - le mélange entre ethnies sur les plans social, professionnel et familial doit être éliminé ; - le refus naturel de tuer en masse ses frères et ses soeurs humains doit être brisé. Ces obstacles se retrouvent dans tous les cas de génocide. C’est pourquoi tout génocide s’accompagne (presque) toujours de massacres visant la partie du peuple qui refuse de collaborer. Pour cela, un climat de terreur est indispensable. Il faut créer une situation dans laquelle les adversaires du génocide au sein même de la communauté (du "propre peuple", dirait le Vlaams Blok) sont confrontés en permanence, quotidiennement, à une insécurité mortelle : tuer avec les autres ou être tué soi-même doit devenir le choix. Avec le risque d’être tué par les deux camps (...)
A ce moment-là , l’ethnie devient le seul havre de solidarité "primaire". Ainsi, le courant pro-génocide extrémiste peut l’emporter au sein de son propre peuple. Et l’organisation systématique du génocide peut commencer.
Imposer la loyauté et la purification ethniques comme moyen d’une cohésion sociale soudée dans le sang du génocide signifie une gigantesque régression sociale qui a des conséquences à long terme dans les relations sociales, dans la mémoire collective et dans la mentalité individuelle. Ainsi la shoa a-t-elle eu de grandes conséquences sur le peuple juif et dans le monde, sur les relations des juifs avec les autres peuples, notamment avec le peuple palestinien. Ainsi aussi la "question de la culpabilité" refait-elle constamment surface en Allemagne, cinquante après les camps d’extermination nazis.
Guerre et génocide
La négociation et la signature des accords d’Arusha en août 1993 ont convaincu le clan Habyarimana que le génocide était le seul moyen de se maintenir au pouvoir. Le génocide ne tombe pas du ciel. Il intervient dans le cadre d’une profonde crise qui développe des aspects sociaux, ethniques et économiques. (...)
Habyarimana survit à la crise de la fin de l’année 1990 uniquement grâce à l’aide française (avec un appui belge qui sera de courte durée). A partir de ce moment-là , la situation est dominée par la préparation de la guerre contre le FPR. L’armée passe de 5.000 à 34.000 hommes et est équipée jusqu’aux dents d’aimés modernes. La France prend le pays en mains.
Le plan du génocide
Les contradictions sociales et politiques sont extrêmement vives (on compte déjà , à l’époque, un million de réfugiés). Pour les tenir sous contrôle, Habyarimana décide d’aviver les contradictions ethniques : des quotas sont introduits à tous les niveaux, les contrôles de l’appartenance ethnique (inscrite sur le passeport) se multiplient, une propagande raciste se développe.
Ce scénario a été mis en oeuvre délibérément [2]. A partir de la deuxième moitié de 1992, le quotidien Kangura commence une campagne de propagande visant à diaboliser, à déshumaniser l’ethnie tutsie : exaltation de la pureté raciale hutue, dénonciation de la rapacité des Tutsis qui veulent tout accaparer, droit des hutus de s’armer pour assurer leur auto-défense.
Le pilier idéologique du génocide est ainsi mis en place. Mais cette campagne fascitoïde se couvre du manteau de la respectabilité : on publie de grandes photos du président Habyarimana serrant la main de François Mitterrand ; c’est au nom de la démocratie occidentale que l’exclusion des Tutsis et la domination exclusive de la majorité hutue sont "justifiés". (...)
Des listes noires sont dressées et circulent, qui mentionnent, dans l’ordre, les noms des personnalités qui doivent être assassinées. Les escadrons de la mort multiplient les pogroms (...)
La création de la radio libre des Mille Collines est la touche finale de cette préparation de la solution finale. La radio multiplie en effet les appels au meurtre (...)
En janvier 1993, la Fédération rwandaise des Droits de l’Homme publie un rapport qui dit explicitement : Les prémisses du génocide existent [6].
La direction du génocide
Qui tire les ficelles ? Comme dans un régime fasciste classique (on suit le "modèle occidental" !), le génocide repose sur une double structure : une structure légale institutionnalisée et une structure clandestine illégale. La première est la couverture et la légitimation de la seconde. La centralisation des deux structures est réalisée, au Rwanda, dans la famille Habyarimana (Akazu, la petite maison !) ; Habyarimana est le président ; sa femme et son beau-frère dirigent le Réseau Zéro ; lui-même dirige l’appareil d’Etat, civil et militaire.
La garde présidentielle, qui lui est "personnellement" fidèle, est le noyau dur de l’armée. L’administration civile forme un réseau bien fourni qui encadre la population : gouverneurs, préfets et bourgmestres [7]. Très important : quand le génocide entre dans sa phase finale (après le 6 avril), c’est cet appareil d’Etat officiel qui joue le rôle majeur : les bourgmestres arment la population, ont les listes noires, vont de maison en maison avec les autorités militaires locales et les bandes armées "illégales", pour exécuter leur sinistre besogne. Ce sont eux également qui, face à l’avance du FPR, organisent la politique de la terre brûlée et forcent la population à les suivre vers la frontière zaïroise et les camps de réfugiés. Et ce sont ces institutions étatiques officielles, déplacées (avec y compris la caisse de l’Etat !) qui, dans les camps, continuent d’encadrer la population et, par la terreur et la contrainte, empêchent le retour vers le Rwanda.
La structure illégale, qui a l’initiative avant le 6 avril 1994, est dirigée à partir de la synagogue, comme on appelle la villa du beau-frère du président. (...)
Le tournant vers le génocide
Le vrai tournant vers le génocide se produit en décembre 1993. Les derniers soldats français "officiels" quittent le pays ("officiels" parce que l’encadrement informel de l’armée rwandaise et des escadrons de la mort continue). Un premier volet des accords d’Arusha est appliqué : entre Noël et le Nouvel An, le FPR peut caserner 600 hommes à Kigali (car, comme le fait remarquer le professeur Reyntjens, les Tutsis rwandais, contrairement aux Tutsis burundais, n’ont aucun moyen de se défendre contre les violences de l’Etat hutu) [10]. L’application des accords est sabotée et ralentie ; mais la pression augmente de toutes parts. C’est alors que, le dos au mur, le régime décide de lancer le génocide.
En premier lieu, on élimine le centre politique. Tous les partis hutus d’opposition sont brutalement scissionnés, sous pression de la campagne d’ethnicisation du régime ("pour ou contre le FPR"). Une partie cherche un rapprochement avec le FPR sur base des accords d’Arusha. Au mois de décembre 1993, l’entourage du président, dit Colette Braeckman, distribue ouvertement des armes à la population [11].
Les massacres "incontrôlés" se multiplient
Les milliers de jeunes déracinés qui sont le produit de la crise sociale forment les troupes de choc, les S.A. locales... Une nouvelle étape est franchie en février 1994 quand, après une nouveau massacre qui fait plus de quarante victimes, les casques bleus de l’ONU reçoivent l’interdiction d’intervenir. Cette interdiction lève un obstacle psychologique et politique important chez les assassins, selon le témoignage d’un coopérant (...)
Le génocide n’a rencontré aucune résistance
La fameuse "communauté internationale" est restée absente. Personne n’est intervenu au moment où il était encore temps de le faire. Certainement pas la France : elle est depuis 1990 aux cotés des assassins, par l’entremise notamment du lieutenant-colonel Chollet, détaché au Rwanda [14]]. Les soldats belges ne sont pas intervenus non plus, même pas quand le Premier ministre Agathe Uwilingiyamana et les paras belges qui la protégeaient ont été abattus. Pourquoi ?
Personne n’est prêt à dire ce que les gouvernements (grâce à leurs services de renseignement) et l’ONU (grâce à ses rapports officiels) savaient : le génocide était planifié depuis des mois. Tous avaient intérêt à se taire !