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« Le 1er Mai est le rêve d’une autre humanité »
#greves #manifestations #1ermai
Article mis en ligne le 1er mai 2023

Le 1er Mai est un rêve d’émancipation qui résonne avec l’actuel mouvement contre la réforme des retraites, souligne l’historienne Danielle Tartakowsky.

(...) Danielle Tartakowsky — Il est tout à fait dans l’esprit du 1er Mai originel, dans la mesure où ce 1er Mai, enfin la décision de faire de cette date une journée de lutte internationale, a été la première occasion de s’adresser à l’ensemble du monde ouvrier, par-delà les frontières, sur une question globalisante : la réduction de la journée de travail — de 10, voire 12 heures ou plus — à 8 heures.

Au-delà de cet acquis concret, il faut souligner tout ce qu’a pu représenter cette mobilisation. Car 8 heures, cela signifiait aussi 8 heures de travail, 8 heures de sommeil et 8 heures de loisirs, c’est-à-dire, comme le suggère l’historienne Michelle Perrot, « la vision d’une société toute d’équilibre où la nécessité du labeur se trouve réconciliée avec l’aspiration au bonheur individuel et général ». Un autre monde devenait possible… dont les opposants à la réforme des retraites se réclament aujourd’hui.

Peut-on dire que le 1er Mai est la première des grandes manifestations anti-productivistes ?

Ça n’a pas été exprimé sous ces termes-là parce que, comme on le sait, les organisations ouvrières ont été productivistes. Mais le 1er Mai naît dans une France encore rurale, avant la restructuration des organisations ouvrières, écrasées par la Commune de Paris. Ce n’est donc pas choquant de dire qu’il est une manifestation anti-productiviste si on n’attribue pas cette affirmation aux acteurs. D’autant qu’il n’a cessé d’être remobilisé à travers des thèmes nouveaux : le pacifisme dès le début du XXe siècle, la reconnaissance des discriminations sexuelles au travail, des luttes écologistes et paysannes dans les années 1970, avec l’arrivée des associations dans les cortèges. (...)

Paul Lafargue, le gendre de Marx, écrira que c’est cet internationalisme qui a donné au 1er Mai « un caractère presque mystique. […] Tout ouvrier qui manifeste ce jour-là […] même s’il est isolé dans son milieu ou qu’il est perdu dans la plus petite commune est convaincu intimement qu’il manifeste avec les ouvriers du monde entier ». Et il faut bien se rendre compte que faire quelque chose ensemble dans le monde de 1889, c’est prodigieux. (...)

C’est le rêve d’une autre société qui s’incarne, et en résonance avec les cycles de la nature : pourquoi ce jour fut-il choisi au printemps, un 1er mai ?

Oui, c’est certainement ce qui a contribué à ce que le 1er Mai se reproduise d’année en année, avec sa dimension festive (ses petits bals, etc.), alors que ce n’était pas prévu par le congrès de Paris en 1889. Une quinzaine de pays y participent la première fois, mais leur nombre va très vite s’étendre. Cela aboutira, en 1919, à une limitation de la journée de travail à 8 heures, sur les préconisations du Bureau international du travail. Et aujourd’hui, je crois qu’il y a plus de cent pays pour lesquels le 1er Mai est devenu une fête chômée et fériée. (...)

«  Le 1er Mai, c’est l’humanité à laquelle on rêve de parvenir  » (...)

Dans les différents pays, cette fête à soi, qu’on crée « de son plein droit », comme le dit l’historien Éric Hobsbawm, sera comparée aux grandes fêtes identitaires nationales : en Italie, par exemple, on parlera de la « Pâques des travailleurs » — c’est superbe dans ce que ça dit sur la religiosité, d’une certaine manière, qui est investie dans cette mobilisation. C’est la volonté de créer ses rites, avec la profondeur que peut avoir un rite… On n’est pas dans la communication !

C’est dire que ce jour a rencontré une forte aspiration populaire, bientôt traduite
dans la chanson, le dessin de presse, la poésie. (...)

En France, c’est le régime du maréchal Pétain qui va faire du 1er mai un jour férié. Pourquoi exactement ?

Dit comme ça, c’est un raccourci, dans la mesure où le projet du 1er mai jour chômé a été porté dès 1936, sous le Front populaire. En 1937, comme le jour tombait un samedi, la question ne s’est pas posée avec urgence et, en 1938, on avait déjà bien d’autres chats à fouetter… Mais c’est une décision qui s’inscrit dans un processus.

Le régime de Vichy va faire du 1er Mai une fête légale pour s’inventer des traditions, à l’instar de l’Allemagne nazie et de l’Espagne franquiste. Le 1er Mai devient jour chômé, mais non payé — c’est en 1947, à la Libération, qu’il devient chômé et payé. (...)

À l’occasion, le peuple est incité à renoncer à « l’idéologie malsaine de la lutte des classes », pour « fonder un ordre nouveau où le travail sera magnifié » (Doriot). On est loin du 1er Mai originel…

Ah, oui, c’est délibéré ! Il y a la volonté d’un total renversement. D’abord pour occuper le terrain et empêcher le courant clandestin (le mouvement syndical, mais aussi le général de Gaulle, qui l’érigent pareillement en « fête patriotique », comme le 14 Juillet) de se servir de cette date symbolique. Ensuite pour, à la faveur de ce renversement, mettre en avant les valeurs du régime de Vichy : « Travail, Famille, Patrie »… (...)

Le gouvernement de M. Macron s’apprête à faire de Pôle Emploi, l’agence nationale pour l’emploi, l’agence France Travail. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Ce gouvernement a une très grande capacité à picorer tout-terrain en matière de références. Le président Macron a pu à la fois mettre en place un Conseil national de la refondation, en osant emprunter le sigle du Conseil national de la résistance (CNR), qui a eu bien d’autres usages en d’autres temps et pour lesquels des gens ont perdu la vie. Et maintenant France Travail, qui fait malencontreusement écho à « Travail, Famille, Patrie »… (...)

Aujourd’hui la question du temps, et de son usage, se pose à nouveau avec la question des retraites, mais l’issue n’est pas celle de 1936… Évidemment, car cette question de l’émancipation, pour soi et avec les autres, ne participe pas des multiples motivations, éventuellement contradictoires, mises en avant par le président Macron. Mais le 1er Mai n’a pas dit son dernier mot : face à l’individualisme libéral, il porte en lui l’aspiration à l’émancipation de chacune et chacun par des combats communs. (...)

La Part du rêve — Histoire du 1er mai en France, de Danielle Tartakowsky, aux éditions Hachette littérature, 2005, 29,20 euros.