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Revue Ballast
Laurent Cordonnier : « La marchandisation des conditions d’existence est totale ! »
Laurent Cordonnier est économiste et maître de conférences à l’Université Lille 1. Il est membre des Économistes Atterrés et contribue au Monde diplomatique.
Article mis en ligne le 18 mai 2015
dernière modification le 11 mai 2015

(...) Votre dernier ouvrage, La liquidation, est un récit d’anticipation, une dystopie, comme l’ont été Le Meilleur des Mondes ou 1984. George Orwell affirmait qu’« écrire une œuvre d’imagination, c’est en quelque sorte lancer une attaque de flanc contre une position imprenable de front ». Y souscrivez-vous ?

Je ne connaissais pas cette phrase d’Orwell, mais je la trouve tout à fait juste. Vraiment excellente. C’est très décourageant pour des intellectuels de devoir sans cesse essayer de réarmer leur combat, en faisant remonter à la surface « la très haute intelligence et la très haute théorie ». On a l’impression que pour gagner un centimètre dans un débat politique ou intellectuel, aujourd’hui, il faudrait réapprendre à tout le monde Karl Marx, John Meynard Keynes ou Michal Kalecki, pour commencer « à causer » sérieusement... Les bras nous en tombent. Les années de grandes théories sont passées à la poubelle. Il faut donc s’y prendre autrement. Attaquer plus vite, perdre moins de temps, trouver une porte dérobée, passer par une fissure, adopter des stratégies de contournement. La question est de savoir ensuite si ces stratégies ne sont pas complètement désespérées elles-mêmes. Evidemment, il faut conquérir les esprits, essayer de travailler l’imaginaire de nos contemporains, les interpeller de manière plutôt douce que violente. Même si on peut douter qu’un roman n’ait jamais changé le monde, surtout les petits qui ne se vendent pas (rires).

Une manière détournée de mener ce qu’Antonio Gramsci appelait la guerre de position...

Une manière détournée de mener cette guerre et d’essayer d’intervenir sur ce qui est le moins malléable, ce que Cornelius Castoriadis appelait « l’imaginaire social institué » : la manière dont un moderne se voit, se pense, a peur, désire, etc. Dans ce cadre, peut-être que la littérature est le seul moyen d’attendre ces représentations très fortement charpentées et presque inconscientes de la vie sociale de nos contemporains. Enfin, l’écriture, c’est la seule arme qui est à la portée d’un individu. Pour tout le reste, il faut s’organiser, se mettre à plusieurs. Ne parlons pas des autres formes d’intervention artistique : la même chose en film mobiliserait au moins 300 personnes ! Ce qui est intéressant avec la littérature, c’est qu’on peut encore le faire seul dans son bureau avec son crayon et sa feuille. (...)

La chose évidente qui m’est apparue rapidement est la nécessité d’inverser systématiquement tous les grands thèmes, afin de les retrouver à l’œuvre. En premier lieu, je me suis donc interdit de donner le moindre pouvoir au gouvernement. Il est totalement impuissant et son impuissance passe par ses slogans, ses gesticulations, et même par le simple fait qu’il est presque le seul à dire des choses justes sur l’état du monde. (...)

Dans un monde qui paraît aussi invivable que celui d’Orwell, le gouvernement n’a aucune espèce d’importance. Le côté totalitaire vient d’une vie qui est normée par deux choses simples et universelles : d’abord, il s’appuie sur le pouvoir de la finance et les règles de l’équilibre financier ; ensuite, chacun s’offre à voir, à filmer, à être désiré par tous les autres à travers son exposition publique et médiatique. Encore une fois, il y a inversion. Ce ne sont pas les télécrans et l’espionnage systématique qui dominent mais la population elle-même qui se livre pieds et poings liés à un contrôle social disséminé. À priori horizontal, il peut à tout moment servir le pouvoir de la finance, des entreprises et de la police qui agit pour son compte.

On touche à quelque chose d’assez surprenant. Si une dictature nous obligeait à faire la même chose, je suppose qu’on se révolterait. Or, ici, c’est le caractère sucré, désirable et narcissique de l’individu qu’on vient flatter, afin qu’il se livre aux intérêts de la marchandise et de la finance. Ces petites monades perdues entre les règles de l’équilibre comptable, du calcul économique et du narcissisme apeuré fabriquent des sujets faciles à contrôler (...)

pour décrire la marchandisation du monde, on a les œuvres théoriques de Marx ou Karl Polanyi qui décrivent la transformation de tous les biens (ou services) en marchandises. Mais tout se transforme aussi en projets, en opérations et actions liquides. Y compris le travail ! Les entreprises, dans un monde où il est de plus en plus difficile de concevoir des projets à long terme, intéressants et en accord avec l’imaginaire social des individus, refusent de s’engager. Elles font des « jolis coups » qui peuvent durer cinq ou dix ans certes, mais de plus en plus l’horizon se situe à un an, six mois, trois mois. Et, pour ce faire, on ne peut s’engager avec de la main d’œuvre fixe. Je constate que l’entreprise capitaliste a du mal à dégager des projets enthousiasmants, désirables, structurants, inscrits dans le long terme. Il y a là une vraie difficulté : qu’est-ce qui est venu remplacer le chemin de fer, la voiture, la construction des écoles, des hôpitaux, des banlieues ou plus tard l’aéronautique ? Des grigris ! Des crèmes à combler les rides et le passage de l’iPhone 5 à l’iPhone 6, des productions à valeur ajoutée quasi-nulle. Cela ne permet pas d’occuper une société tout entière ! (...)

Toute entreprise publique, privée, associative et même personnelle, prend un caractère provisoire et réversible. Peut-être, derrière, y a-t-il la peur de se tromper, de perdre, d’être déçu... On veut pouvoir s’arrêter aux moindres signaux d’insuccès. Le néolibéralisme s’appuie là-dessus, il l’instrumentalise, il en fait sa force politique, son ultime vérité pour essayer de conquérir le pouvoir. Il s’appuie là-dessus, mais il n’est pas le créateur de cette dynamique. (...)

tout a tendance à se transformer en capital et à devenir une ressource pour la production des marchandises. Dans un monde où s’étend la logique marchande et capitaliste, il ne faut pas s’étonner que tout ce qui en constitue l’environnement, y compris les hommes, revête la forme d’un capital ou de ressources mobilisables dans cette production. Cela renvoie à un fond de vérité que Marx avait déjà vu, quand il disait que le salarié vend sa force de travail sur un marché. Néanmoins, la rouerie du concept – et là on passe de la réalité au travestissement en idéologie – tente de faire croire que la logique du travailleur est d’emblée alignée sur celle du capitaliste et, qu’en réalité, c’est la même anthropologie ou philosophie. Il est sous-entendu qu’un travailleur serait un être humain qui détient un stock de compétences, qui va investir pour l’augmenter et l’entretenir afin de vendre la marchandise qui en est issue, c’est-à-dire son travail. Il devrait se comporter exactement comme un capitaliste – il fait fructifier un capital et se développe à partir des fruits de ce dernier. (...)

si aujourd’hui les gens ne trouvent plus de travail, c’est que les entreprises capitalistes sont incapables d’atteindre le plein emploi. Le chômage ou les inégalités de traitement sur le marché du travail en termes de salaires, par la rhétorique du capital humain, renvoient les individus à une culpabilité. Le tour de force idéologique occulte le fait que nos performances n’ont jamais été aussi interdépendantes les unes des autres : ma productivité dépend crucialement de celle de mes collègues, du contremaître au-dessus de moi, de celui qui a organisé la chaîne, du comptable et du balayeur, etc. (...)

Concernant une fonction essentielle à l’humanité (se loger), l’ensemble des actions entreprises ont été gouvernées par la rationalité financière et spéculative. Les conditions même de la vie biologique et sociale ont basculé du côté d’un contrat financier dans lequel on embringue les ménages. C’est d’une profondeur et d’une brutalité inouïe ! La marchandisation des conditions d’existence est totale ! Nous nous sommes tellement habitués à la relation de crédit qu’on ne la voit plus.

Autre exemple. Il existe aujourd’hui des systèmes de crowdfounding dont le but est de financer les études à l’Université de jeunes américains. Il est à la fois possible de prêter mais aussi de prendre une participation dans l’étudiant lui-même, dans son capital humain. On peut ainsi détenir un droit sur les revenus futurs de l’étudiant en question. L’interrogation qui reste en suspend est le statut de ces titres de propriété : seront-ils bientôt négociables sur un marché secondaire comme n’importe quel actif financier ? (...)

nous sommes arrivés à la financiarisation, non seulement de notre capital humain, de notre force de travail et de nos conditions d’existence, mais aussi de toutes nos actions jusqu’aux plus banales, aux plus quotidiennes, aux plus insignifiantes. (...)

On est tellement moulé par la logique du travail dans des grandes organisations très formelles où les tâches sont de plus en plus divisés et insignifiantes, on est tellement habitué à avoir une réponse à nos désirs sur le mode de la consommation qu’au moment où on pourrait jouir de tout cela, il nous manquera les ressources intellectuelles et morales.

Au risque d’être un peu brutal, ceux qui en ont encore les ressources semblent être les catégories – ce n’est évidemment pas une loi générale – instruites et relativement aisées... Les ressources intellectuelles, critiques, mais aussi financières nécessaires, ne se retrouvent malheureusement pas majoritairement chez les prolétaires, pour reprendre la formule d’Orwell. Si pour échapper au fast-food, il faut pouvoir se dégager des modes dominants d’injonction à la consommation (télé, publicité) et avoir l’argent pour acheter le slow-food, on est loin de la condition prolétarienne aujourd’hui... (...)

Certains de vos collègues ont tenté de créer, sans succès apparemment, une section universitaire hétérodoxe en économie (proche des sciences humaines comme la sociologie et l’histoire), en rupture avec l’économie orthodoxe (proche des sciences dures comme les mathématiques). Selon vous, résister passe aussi par l’enseignement à l’Université ?

Ce mouvement des économistes hétérodoxes, c’est-à-dire de ceux qui ne s’accordent pas avec les méthodes et les conclusions du courant dominant, est très puissant en France – plus de 600 enseignants-chercheurs. Il est parvenu à revendiquer de manière légitime la constitution de deux disciplines différentes en économie : une discipline qui ressemble au mainstream mathématisé et une autre d’économie politique, plus articulée aux autres sciences sociales, avec des méthodologies plus réalistes, et surtout des approches doctrinales pluralistes : accueillir le marxisme, le keynésianisme, l’institutionnalisme, l’école de la régulation. Ce mouvement a déjà remporté de belles victoires, mais pour l’heure, pas encore la création d’une nouvelle section. Ce sont maintenant les économistes orthodoxes qui sont au pied du mur. Ils doivent démontrer que leur attitude est moins sectaire que dans les vingt-cinq dernières années.