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Lampedusa, terre d’exil où se noie la conscience européenne
Article mis en ligne le 1er novembre 2013
dernière modification le 29 octobre 2013

« La pire tragédie de l’immigration de ces dernières années », a-t-on entendu à propos du naufrage à Lampedusa le 3 octobre dernier, dans lequel ont péri plus de 300 Somaliens et Érythréens.

Un drame similaire a pourtant fait près de 500 morts en 2011. Notre mémoire flanche. Les chiffres se succèdent. Et l’indifférence gagne. Au risque d’oublier, aussi, que Somalie et Érythrée sont d’anciennes colonies italiennes. Que sur leurs rivages, poubelles de l’Europe, flottent aujourd’hui d’étranges containers. Que porter secours à des immigrants en détresse est devenu un délit en Italie. Et qu’accorder une « citoyenneté posthume » aux victimes est obscène, quand on repousse les survivants vers des pays où l’on ne revient pas. (...)

L’écrivain et journaliste Léonard Vincent, qui a consacré un livre aux Érythréens [1], s’interroge au matin du 4 octobre sur un réseau social : « Pourquoi l’épouvantable naufrage de Lampedusa fait-il la « une » aujourd’hui, mais pas les précédents, dont certains ont tué plus de fugitifs encore ? » En effet, pourquoi la presse du jour, cédant à un fugitif « emballement médiatique », répète-t-elle à l’envi la même erreur factuelle : « Ce naufrage est la pire tragédie de l’immigration de ces dernières années ».

L’indifférence est-elle si forte qu’on ne soit pas donnée la peine de vérifier les chiffres ? Gabriele del Grande, du blog « Fortress Europe », a dénombré quant à lui 19 142 morts attestés aux frontières de l’Europe depuis 1988. « Au moins », précise-t-il, car les disparus sont évidemment plus nombreux, même si bien peu s’occupent de recueillir des témoignages, comme le montre une longue enquête d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura qui donnera lieu en 2014 à un documentaire. (...)

un rappel s’impose, que beaucoup semblent oublier. L’Érythrée et la Somalie, qui fournissent depuis plusieurs années parmi les plus forts contingents du désespoir, sont d’anciennes colonies italiennes [2]. Cela ne signifie pas bien sûr que les situations désastreuses traversées aujourd’hui par ces États, ou ce qui en tient lieu, soient entièrement imputables aux anciennes puissances occupantes.

Mais faire silence sur ce passé en rappelant au mieux la dictature des uns et la déréliction des autres suffit à dire que, si depuis plus de 20 ans la Méditerranée s’est changée en un cimetière du rêve, la conscience européenne, elle, n’a pas fini de s’y noyer. (...)

L’Érythrée et la Somalie battent aujourd’hui de sinistres records. La première est considérée comme le pays le plus fermé au monde avec la Corée du Nord. La seconde est depuis plus de vingt ans l’Etat le plus failli. En 1993, l’Italie l’a abandonnée à son sort après avoir participé à l’opération « Restore Hope », que les États-Unis ont dévoyée avant de se retirer à leur tour. Ni l’un ni l’autre n’ont pourtant tout à fait oubliée la Somalie, si l’on en croit le journaliste Paul Moreira qui, rouvrant en 2011 une enquête sur les trafics de déchets qui a coûté la vie à la journaliste Ilaria Alpi en 1994, a remonté la piste jusqu’à la N’Dranghetta calabraise et ses connexions outre-atlantique. Le tsunami de 2005 a du reste ramené à la surface d’étranges containers. Cette zone de non-droit est ainsi devenue la poubelle de l’Europe, une solution commode à une crise des déchets endémique dans le sud italien – et qui rapporte désormais davantage au crime organisé que la drogue, le jeu ou la prostitution – mais aussi un moyen d’évacuer, toujours via l’ancienne puissance coloniale, des déchets nucléaires venus des pays qui en produisent.

S’ajoute à cela la famine officiellement déclarée en Somalie durant l’été 2011, et qui aurait fait selon l’ONU 260 000 morts, dans un pays qui compte environ 10 millions d’habitants. (...)

Ce qui se produit aujourd’hui est d’une tout autre nature, et ne concerne pas seulement l’Italie, mais l’Europe entière. L’Europe, dont l’unité pour l’instant ne s’est faite qu’au nom d’une guerre apparemment défensive et gérée depuis Varsovie par Frontex, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures, créée en 2005. Pour le reste, une Grèce de dix millions d’habitants est conviée à gérer seule ses deux millions d’immigrés, dont la moitié en situation irrégulière, arrivés depuis vingt ans des pays les plus déshérités d’Afrique et d’Asie. (...)