
Longtemps, l’État tunisien s’est targué de défendre la laïcité et les droits des femmes : cet écran de fumée dissimulait les abus du régime et justifiait la complaisance de la classe politique française. Une mise au point s’impose à l’heure où la révolution de jasmin ouvre la voie à une révision législative et institutionnelle.
(...) Des hommes politiques aux journalistes, en passant par des universitaires, la révolution tunisienne et la chute du Président Ben Ali ont été l’occasion d’entendre des discours variés sur la laïcité et la condition des femmes en Tunisie. Certaines de ces déclarations s’appuyaient sur ces deux éléments pour justifier le soutien de la France au président Ben Ali. Pour d’autres, au contraire, elles ne suffisaient pas à le légitimer. Certains enfin en contestaient l’existence même. Divergentes dans leurs interprétations, ces prises de position appellent un éclairage sur cette prétendue laïcité et sur l’émancipation des femmes. Ces deux éléments ont constitué le cœur de « l’exception tunisienne [4] », ensemble éclectique de politiques et de valeurs qui cachait les abus du régime et légitimait la cécité de la classe politique française à leur encontre. (...)
Par delà les provocations, Bourguiba n’a pas développé un athéisme d’État ni cherché à séparer religion et politique. Deux interprétations de ses réformes sont possibles. D’une part, ces réformes étaient liées à la conjoncture politique : dans la compétition pour le pouvoir née de l’indépendance, Bourguiba, en réduisant le pouvoir des oulémas, détruisait un foyer d’opposition. À plus long terme, on constate l’absence de rupture avec la religion et plutôt sa prise en main par l’État. (...)
Auréolé de sa victoire sur la France, de son statut de combattant suprême, al-mujâhid al-akbar, Bourguiba n’ignorait pas l’importance de l’appel au sentiment religieux dans le discours nationaliste. Aussi s’est-il employé, après avoir marginalisé les oulémas, à capter ce qui faisait leur autorité : la religion, ses grandes figures et ses sciences.
Bourguiba fit ainsi appel au vocabulaire et aux symboles religieux pour renforcer son autorité et sacraliser l’État. La référence religieuse lui servit à justifier le caractère présidentiel du régime (...)
Dans le cadre de son combat pour le développement, Bourguiba célébra avec vigueur les mesures prises pour améliorer la condition des femmes. Dès l’indépendance, il chercha à accélérer l’émancipation des femmes. Selon ses termes, « rien ne devait être négligé pour renverser enfin le mouvement de la roue qui ravalait la femme, depuis des siècles, à la condition d’un être méprisable ou d’un objet sans prix » [19]. Ainsi affirmait-il donner la « priorité absolue au problème de la femme » [20].
Ceci se concrétisa trois mois après l’indépendance par une innovation majeure, la promulgation du CSP, code de droit positif en rupture formelle avec le droit musulman. Il donna aux Tunisiennes des droits supérieurs à ceux des autres citoyennes de pays arabes (...)
tout en prétendant mettre à égalité hommes et femmes, Bourguiba ne remit jamais en cause la tradition et l’interprétation patriarcale de la religion.(...)
les rapports entre État, islam et question féminine se complexifièrent à partir de la décennie 1990. La valeur politique des questions religieuses, très internationalisées, changea considérablement, tout comme celle de l’engagement étatique envers les femmes. Entre instrumentalisation du registre religieux et politiques sécularisatrices, les paradoxes de l’héritage bourguibien s’avérèrent de plus en plus difficiles à assumer.(...)
Entre réislamisation du pouvoir, répression de l’opposition islamiste et préservation de la façade féministe du régime, la gestion du double héritage bourguibien semble avoir mené le régime de Ben Ali à tenir des positions contradictoires. (...)
Par dessus tout, c’est la confusion entre laïcité et sécularisation, ou encore la place accordée à certains symboles, comme le voile, qui ont pu donner l’illusion, flatteuse, que cet État avait adopté les combats des États occidentaux, pris leurs sociétés comme modèle, et s’apparentait à eux comme aucun autre État arabe. Le contrôle du religieux et de ses symboles, la mise en avant de la place des femmes dans la société sont devenus des symboles politiques forts et ont tendu progressivement à dessiner un trompe-l’œil laïque et féministe.
Cependant, les paradoxes qui sous-tendaient les politiques de l’État tunisien en matière de religion et de promotion des femmes ainsi que l’évolution du contexte politique et social ont progressivement rendus cet héritage difficile à gérer pour un régime qui avait choisi la voie autoritaire et répressive. Cette « laïcité » et ce « féminisme » sont donc à considérer de façon nuancée et critique, d’autant plus que dans la dernière décennie les rapports tissés entre État, religion et société avaient considérablement changé. (...)