
Le fascisme a indéniablement été un totalitarisme – il en a notamment présenté la violence et l’ambition de transformer l’homme à toute force, caractéristiques de ce type de régime. Il reste plus difficile de circonscrire la doctrine fasciste qui s’est élaborée a posteriori.
Marie-Anne Matard-Bonucci, spécialiste internationalement reconnue pour ses travaux sur le fascisme, l’antisémitisme en Italie et le phénomène de violence politique [1], réunit douze essais, dont plusieurs inédits, dans un ouvrage passionnant et scientifiquement très riche. Le concept de totalitarisme y est revendiqué (p. 8) à la suite des travaux de Renzo de Felice et, plus proche de nous, d’Emilio Gentile. Contrairement à ce qu’écrivait Hannah Arendt, le fascisme italien fut une forme de totalitarisme, quel qu’en fût son degré de développement et d’achèvement. En effet, le fascisme italien répond parfaitement à la forme canonique du modèle proposé avec plus ou moins de nuances par l’école « totalitaire » : une idéologie ; un projet de transformation radicale tant des individus que de la société ; l’utilisation de la violence au service du projet totalitaire. Nous retrouvons dans l’ouvrage de Marie-Anne Matard-Bonucci l’analyse tant des instruments au service du projet (l’utilisation de la violence, objet de la 1re partie), que des réalisations plus ou moins réussies nées de cette volonté de transformation radicale (2e partie sur la culture et la société).
Depuis plusieurs années, Marie-Anne Matard-Bonucci explore la question de la violence politique, avant et après le fascisme. Il n’est pas donc pas étonnant de retrouver l’idée d’une continuité depuis la guerre – l’auteure reprend à son compte la notion déjà bien connue de « culture de guerre » [2] et insiste notamment sur l’importance des arditi dans la brutalisation de la vie politique italienne. On pourrait toutefois suggérer que cette violence politique est présente avant même la guerre, notamment lors de campagnes électorales – en 1913 – qui firent déjà des victimes. La violence est au centre de la stratégie de la conquête du pouvoir des fascistes (...)
Le chapitre 2 sur la violence coloniale offre une étude passionnante (mais terrible pour la société italienne) sur les atrocités commises par la base de l’armée, un fascisme vu d’en bas en quelque sorte, au plus près des hommes ayant participé à ces massacres (officiers). Il propose l’analyse d’un langage à mots couverts, comme le montre l’emploi du mot « sistemazione » pour désigner l’assassinat de masse – qui rappelle bien sûr le langage codé utilisé par les dirigeants nazis pour désigner le génocide. Rappelons quelques faits qui n’ont été que récemment reconnus officiellement par l’État italien. (...)
Le régime envoya aussi des troupes considérables (377 750 militaires, dont des miliciens), ce qui ne pouvait qu’entraîner des débordements et violences à l’encontre de la population éthiopienne. Puis l’Italie, comme d’autres nations avant elles, fit reposer sa domination sur une idéologie raciale. Celle-ci permit ainsi de perpétrer sans trop d’états d’âme une politique de terreur en représailles de quelques tentatives de résistance (3 000 morts en quelques jours à la fin février 1937). La pratique des exécutions secrètes et d’autres opérations menées par l’armée entraînèrent sans doute la mort de près de 100 000 Éthiopiens. Selon Marie-Anne Matard-Bonucci, la terreur systématique de l’État fasciste en Éthiopie ne fut donc pas « une dérive, mais une façon de faire de la politique » (p. 61).
Dans un paroxysme de l’horreur, le troisième chapitre évoquant Rome sous occupation nazi-fasciste (automne 1943-été 1944), qui explore un épisode insuffisamment connu en France, achève la démonstration sur le caractère totalitaire du régime mussolinien où l’extermination de l’ennemi est au cœur du projet (plus de 23 000 morts).
La langue totalitaire (...)
Si le thème, intéressant, de la diplomatie culturelle ne permet pas nécessairement de voir l’originalité du régime fasciste, il n’en est pas de même des tentatives, maladroites mais tellement significatives, d’imposer un vocabulaire fasciste, de réformer en la langue italienne. On peut sans hésiter parler de violence symbolique et d’intentions totalitaires : transformer le langage, c’est, dans l’esprit de Mussolini (et aussi de Staline), préparer l’homme nouveau. Dans le cadre du régime fasciste, il s’agit entre autres d’éliminer toute « contamination » étrangère dans la langue italienne, préfigurant en quelque sorte le racisme biologique. (...)
L’antisémitisme
La troisième partie de l’ouvrage poursuit les recherches de l’auteure sur l’antisémitisme et le racisme italiens, en abordant différentes thématiques encore insuffisamment explorées (...)
les lois antijuives de 1938 ne furent pas un produit d’importation lié au rapprochement avec l’Allemagne et se traduisirent par une épuration menée avec zèle et accompagnée d’une profusion de documents, essais, affiches de propagande, revues, la création de chaires universitaires. Si l’antisémitisme officiel représente un « tournant », il n’en est pas moins « une composante à part entière de la culture » du régime (...)