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en attendant Nadeau
La victoire des vaincus, Entretien avec Edwy Plenel
Edwy Plenel, La victoire des vaincus. À propos des Gilets jaunes. La Découverte, 176 p., 14 €
Article mis en ligne le 3 mai 2019
dernière modification le 2 mai 2019

Parmi les récents livres nés du mouvement des Gilets jaunes, celui d’Edwy Plenel est sans doute le plus impliqué. La victoire des vaincus, panorama des problématiques de la Ve République et de la gauche en France, analyse la genèse de l’événement et dit vouloir « mener la bataille de l’égalité auprès des Gilets jaunes ». Le cofondateur de Mediapart [1] revient avec En attendant Nadeau sur six mois de contestation sociale et politique, la place du journalisme et son propre itinéraire intellectuel.

Avez-vous manifesté ?

J’étais à la grande manifestation du 8 décembre 2018, la plus violente, la plus caricaturée. C’est la semaine où le pouvoir prend peur et radicalise sa pratique du maintien de l’ordre comme répression du droit de manifester. Mais il va en même temps céder : le 10 décembre, les Gilets jaunes obtiennent des mesures sociales que quinze ans de luttes syndicales n’ont jamais obtenues. Apparaît le slogan « Fin du monde, fin du mois, même combat », alors que le pouvoir a tenté de convaincre les militants écologiques de ne pas manifester. Ils n’ont pas cédé. C’est là que, pour moi, commence l’évolution des Gilets jaunes vers la cause démocratique et sociale. Les scories du mouvement – je reste attentif à la xénophobie présente dans notre pays – sont relativisées par sa dynamique de politisation. Le climat insurrectionnel n’était pas présent dans tous les quartiers. À l’ouest, les boutiques de luxe étaient barricadées, mais de Bastille à République j’ai vu plein de magasins qui se disaient Gilets jaunes. La grande peur est du côté du pouvoir et des discours médiatiques.

À quelle nécessité ce livre répondait-il ?

Je n’ai jamais fait un livre sur un événement en cours. Dans celui-ci, je ne veux ni prédire le futur ni parler au nom des Gilets jaunes, mais écrire contre ce qui tombe d’en haut sur eux : la répression policière, la délégitimation, la caricature, le rejet, le mépris, la mort sociale, la haine de classe. Je fais le choix d’être un avocat commis d’office, pour les réhabiliter contre la calomnie. Mais ce livre est nourri du travail collectif de Mediapart. (...)

Nous savons que nous arrivons à un point irrémédiable à la fois du dérèglement climatique et de l’inégalité des richesses, qui crée ce que Bruno Latour appelle un monde off-shore, où les classes dirigeantes ne se sentent plus comptables du commun. Comme c’est intenable, il y a des dérives autoritaires à travers le monde et en France, au cœur d’un pouvoir qui se disait pourtant libéral. Je rappelle la phrase de Walter Benjamin : « Marx dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire mondiale. Mais peut-être que c’est assez différent. Peut-être que les révolutions sont les tentatives pour les passagers de ce train, c’est-à-dire de l’espèce humaine, de tirer le signal d’alarme. » Tous les mots comptent : tous les passagers du train sont concernés. Tout ce qui peut aider à déclencher le signal d’alarme est pour moi une bonne nouvelle. (...)

Il faut parier sur l’improbable. Je ne dis pas que cette auto-organisation va produire ce que je souhaite, mais que c’est une bonne nouvelle, car elle pose la question démocratique. Au-delà de l’agenda écologique ou social de chacun, ce qui fait levier actuellement, c’est la reprise en main de la boussole de l’égalité. Si on prend au sérieux la radicalité de l’énoncé de l’égalité (« Les hommes naissent libres et égaux en droit et en dignité »), les droits fondamentaux s’avèrent plus importants que le seul droit de vote. (...)

si les partis de gauche sont en crise, c’est parce qu’ils ont oublié que leur raison d’être était de défendre des intérêts sociaux divergeant des intérêts dominants. Deuxièmement, l’idée d’une expression légitime de la lutte des classes est en crise : le taux de syndicalisme en France est très faible et les partis issus de cette histoire sont constitués de gens captés par l’État où, depuis Mitterrand, la gauche a perdu son altérité et son autonomie. Quelle est la pertinence des textes politiques de Marx aujourd’hui ? C’est que, face à l’événement, Marx se bouge. Il regarde, et il est surpris. Beaucoup de belles figures de la Commune comme Élisée Reclus savaient que c’était fichu, mais elles l’ont quand même accompagnée. (...)

la nouveauté des Gilets jaunes : pour la première fois, un mouvement social s’unifie autour de la question de la représentation. Ils proposent que le vote blanc soit pris en compte et que, s’il est majoritaire, les candidats ne puissent pas se représenter. Ce n’est pas un vœu pieux, puisque des gens se mobilisent, se politisent. Tous nos droits sont nés de forces, de mouvements tenus pour minoritaires, ou minorisés, ou renvoyés à un statut minoritaire : les associations clandestines, les femmes, les LGBT, les anti-coloniaux, les jeunes… Comme disait Camus, la démocratie, ce n’est pas la majorité, c’est le souci de la minorité. Quelque chose se joue là, pour unifier, non pas le peuple, mais des mouvements populaires où de la politisation est en cours – sachant que la question des inégalités concerne le salariat, les précaires, mais aussi les classes moyennes. (...)