Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Fakir
La vache au milieu du couloir
/Editorial/François Ruffin, député de la Somme
Article mis en ligne le 3 décembre 2021

Vous connaissez le lipogramme ? Avec cette figure de style, on écrit tout un texte en bannissant une lettre, ou un mot. Ainsi de Georges Perec qui, dans son roman, La Disparition, n’utilise pas un « e », trois cents pages sans un « e ».
Le président, son gouvernement, en sont des champions, dans leur genre, des professionnels du « lipogramme ».

Qu’on prenne la crise de l’énergie, la flambée du pétrole avec, titre Les Échos, ce : « Record battu. Le litre de gazole n’a jamais été aussi cher en France. »
Les ronds-points se sont réveillés. Le Premier ministre, celui de l’Économie, tous les autres à la file, ont pris la parole. Ils ont même lâché cent euros aux Français. Mais sans jamais prononcer, pas une seule fois, le mot : « Total ».

Total qui, d’après la presse, « cartonne : bénéfice net multiplié par 23 ! » Total qui « profite à plein de la flambée historique des hydrocarbures. » Total, dont le cours de Bourse grimpe de 20 % en un mois. Total qui verse 8 milliards de dividendes à ses actionnaires – soit près de 300 € par foyer français. Bref, Total qui se gave. Mais à aucun moment, Macron, Castex, Le Maire etc. ne se sont dit : « on va taxer Total ». Ou : « Total doit baisser le prix de l’essence. » Ou : « Total va payer les trois milliards de chèque carburant. » Tout ça, ça ne leur vient pas à l’esprit. Ou alors, à l’esprit peut-être, mais pas jusqu’à la bouche, en tout cas, une bouche cousue. Silence, sur Total. Motus sur les firmes, sur leurs PDG. Les tireurs de ficelles doivent demeurer dans l’ombre.

De même, autre flambée, celle des fortunes. (...)

Ont-ils proposé une fois, pour financer l’hôpital par exemple, pour le sauver, une taxe sur les profiteurs de cette crise ? Un impôt spécial Amazon ? Que les super-riches se vident un peu les poches ? Jamais. Mais ces mots, de « milliardaires », de « fortunes », de « riches », même d’« actionnaires », ces mots n’existent pas dans leur dictionnaire. Ils sont bannis. On risquerait de les fâcher, rien qu’à les nommer. (...)

Cet évitement vire parfois au comique. Un soir, en février dernier, en Commission, on auditionnait Bruno Le Maire, ministre de l’Economie. Mon collègue communiste Sébastien Jumel l’interroge alors sur – je le cite – « le scandale Open Lux. Comment 15 000 de nos concitoyens peuvent permettre à 4 % du PIB d’échapper à l’impôt en plaçant leurs actifs dans des sociétés offshores au Luxembourg ? Monsieur le ministre allez-vous mettre fin au scandale du Luxembourg ? »
Dans ses réponses groupées, le ministre « oublie » la question.
Alors, Sébastien insiste : « Mais sur le Luxembourg, monsieur le ministre ? »
Il lui répond : « Euh, vous pourriez me préciser la question... », genre Stéphanie de Monaco dans Les Inconnus, vraiment.
Sébastien répète donc, calmement.
Le ministre lâche juste : « Je vais vérifier toutes ces informations. Ça ne me pose pas de difficulté de les vérifier, mais là j’ai pas de réponse précise pour le moment, mais je prends note et je vérifierai tout cela, évidemment. »
C’est surréaliste.

Ce scandale, les OpenLux, s’étale à la Une de tous les journaux (...)

Notre boulot, à nous, ici, c’est de montrer la vache au milieu du couloir. Et notre combat, à vous aussi, avec vos copains vos cousins vos collègues, c’est de mettre cette vache au milieu du débat. Même si ça lasse, la vache. Parce qu’elle est là depuis un bail, la vache, qu’elle appartient au paysage, qu’on s’est habitués à elle, qu’elle ne suscite plus la colère, la révolte, bon bah d’accord, les riches sont de plus en plus hyper méga riches, ils ne partagent rien, ils tuent la planète, le bien commun, et alors ? Eh bien, face à cette résignation qui s’installe, face à cette indifférence qui nous-mêmes nous guette, il faut se retrousser l’imaginaire, inventer encore, des mots, des idées, des images, la montrer sous de nouvelles textures, eh, mais cette tache-là, vous ne l’aviez pas vue ?

(...)

Pour nous, c’est l’autorité.
Pour les firmes, c’est la liberté.

C’est un État fauve face aux citoyens, mais qui se fait carpette face aux firmes.
Il faut se convaincre, et convaincre de ça : que c’est possible, oui, c’est possible, un État fauve avec les firmes, qui les dompte, qui les ramène à leur juste place, et que c’en est fini, de l’humain et de la nature au service de leurs profits.