
Le dernier livre de Naomi Klein montre pourquoi les crises ne sont pas des périodes de trêve mais plutôt des moments charnières pendant lesquels les peuples doivent être extrêmement vigilants et se préparer à une lutte féroce face à des néolibéraux passés maîtres dans l’art de manipuler les populations déboussolées
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Après nous avoir fait vibrer avec l’aventure des usines autogérées argentines (The Take) et mis à nu les rouages de l’invasion publicitaire et des délocalisations (No Logo), Naomi Klein poursuit sa réflexion sur les évolutions du néolibéralisme et explore les liens entre violence physique, politique et économique dans le système capitaliste contemporain. Dans sa ligne de mire, le "capitalisme du désastre", qu’elle juge particulièrement dangereux puisqu’il se développe et se renforce au gré des catastrophes (financières, écologiques, guerrières…). Un livre à mettre en toutes les mains, particulièrement en période de crise. (...)
La stratégie du choc s’ouvre sur deux figures, qui servent de fil rouge à l’ensemble du livre.
– Le premier de ces personnages est Ewen Cameron (1901-1967), un psychiatre dont les travaux, financés par les CIA, ont permis d’élever la torture au rang de véritable science. A force d’expériences (sur des sujets non consentants), Cameron met à jour le principe de la torture moderne : si on parvient à mettre un individu dans un état de choc tel qu’il régresse à l’état infantile, il est possible d’en extirper tout ce qu’on veut. Le psychiatre pense même pouvoir totalement remodeler les individus en effaçant leur mémoire. Pour y parvenir, il a notamment recours aux électrochocs, aux drogues et aux privations sensorielles visant à faire du sujet un étranger au monde qui l’entoure et à lui-même. Si la quête du scientifique est un échec fracassant (ses patients sont tellement brisés qu’il est impossible de les remodeler), les techniques développées s’avèrent très utiles pour la CIA, qui les reprend dans le KUBARK, un manuel destiné à former des générations d’interrogateurs consciencieux et efficaces à travers le monde "libre".
– Le deuxième personnage clef est Milton Friedman (1912-2006), professeur d’économie au sein de la Chicago School of Economics. Comme Ewen Cameron mais dans un autre domaine, il développe une théorie du choc. Celle-ci prône le désengagement de l’Etat de la sphère économique de façon à laisser librement fonctionner les mécanismes du marché. En d’autres termes, il se fait l’avocat d’un capitalisme sauvage en totale rupture avec les théories keynésiennes et tiers-mondistes très populaires dans les années 1950 et 1960. Dans le contexte de la Guerre Froide, son intransigeance lui permet de bénéficier du soutien de grandes compagnies américaines intéressées par le développement d’une contre-offensive idéologique, particulièrement sur le continent sud-américain. (...)
Tout au long des années 1970, en Amérique du Sud, les Etats-Unis mettent au pouvoir des juntes militaires qui appliquent les recettes néolibérales issues de l’école de Chicago. Exemple des liens étroit entre l’école et les dictatures, Milton Friedman écrit à Pinochet et lui rend visite pour lui prodiguer ses conseils. Ces politiques économiques ont des effets catastrophiques sur les populations (explosion des inégalités, chute vertigineuse du pouvoir d’achat, chômage, durcissement des conditions de travail, destruction de la protection sociale, etc.) mais celles-ci sont trop terrorisées pour réagir. C’est donc grâce aux assassinats, à la torture, au Plan Condor et autres dispositifs répressifs que les politiques économiques ont pu être mises en œuvre.
Le fait que la terreur soit la clef de voûte de la conversion des pays d’Amérique Latine au libéralisme est un démenti cinglant de l’idée selon laquelle le libre marché et la liberté des individus vont de pair. (...)
La torture et l’élimination des opposants sont soutenues par le patronat et les multinationales (...)
tout activisme qui se veut apolitique est condamné à l’échec. Les tortures et les massacres sont présentés comme une violence aveugle, irrationnelle, alors qu’ils sont toujours la preuve qu’un pouvoir cherche à imposer par la force une situation qui est rejetée par une grande partie de la population. Du fait de l’incapacité des défenseurs des droits de l’homme à désigner les coupables, l’école de Chicago a pu continuer à étendre son rayonnement. (...)
Du fait de leur très grande impopularité, les politiques néolibérales sont plus faciles à appliquer dans les dictatures que dans les démocraties. Pourtant, à partir du début des années 1980, la contagion néolibérale s’étend à des pays comme les Etats-Unis (Reagan élu en 1981) et le Royaume-Uni (Margaret Thatcher élu en 1979). Naomi Klein analyse les conditions qui ont permis à Thatcher de se maintenir au pouvoir malgré l’hostilité d’une part croissante de la population à l’encontre de ses politiques. (...)
C’est donc grâce à une crise exceptionnelle (la guerre des Malouines) que le régime s’est sauvé.
Milton Friedman en tire immédiatement les conséquences et écrit : "Seule une crise – réelle ou perçue comme telle – produit un vrai changement. Quand cette crise survient, les actions qui sont prises dépendent des idées qui trainent. C’est, je crois, notre fonction de base : développer des alternatives aux politiques existantes, les maintenir en vie et disponibles jusqu’à ce que ce qui était politiquement impossible devienne politiquement inévitable" [2]. A partir de ce moment, les crises deviennent un élément clef de la stratégie des néolibéraux. (...)
A partir de la fin des années 1980, l’histoire s’accélère et de nombreux pays changent de régime politique et de mode de fonctionnement. A chaque fois, les tenants de la thérapie de choc économique parviennent à imposer leurs vues, bien qu’ils utilisent des moyens différents pour y parvenir. (...)
Pour ceux qui en doutaient encore, l’expérience russe montre la vraie nature du capitalisme. En effet, l’écroulement de l’URSS décomplexe totalement les néolibéraux en leur donnant le sentiment qu’il n’y a plus de menace d’un système économique différent. La célèbre théorie de la "fin de l’Histoire" développée par Fukuyama va dans ce sens. Il n’est donc pas surprenant qu’à partir de ce moment, les économistes néolibéraux discutent de l’intérêt de créer des crises, éventuellement de donner l’impression qu’il y a des crises pour pouvoir faire passer des réformes. Le FMI joue d’ailleurs parfois le rôle de pompier pyromane en manipulant les statistiques pour générer des crises et imposer ses réformes, comme ce fut par exemple le cas à Trinidad et Tobago.
La déconfiture des Tigres et des Dragons asiatiques lors de la crise financière de 1997 offre une nouvelle illustration du cynisme néolibéral. Alors que de l’économie de certains de ces pays étaient à genoux, provocant la souffrance des populations (vagues de suicides collectifs, explosion de la prostitution, etc.), les pays Occidentaux n’ont rien fait pour les aider et ont profité des difficultés pour racheter les compagnies locales à bas prix et éliminer la concurrence. Dans le même temps, le FMI imposait son programme classique de réformes structurelles et aggravait encore un peu plus la situation. (...)
Les évolutions du capitalisme décrites plus haut prennent un tour encore plus menaçant avec l’arrivée au pouvoir de l’administration Bush. Cette dernière rend en effet possible l’ascension de ce que Naomi Klein nomme le complexe du capitalisme du désastre (...)
Avec la "Guerre contre la Terreur", les dépenses d’argent public à destination des sociétés privées spécialisées dans la sécurité explosent (rien qu’en 2003, l’administration Bush a dépensé 327 milliards de dollars en contrat avec des compagnies privées [5]). Ces développements vont de pair avec la mise en place d’une société de surveillance (caméras, programmes de data-mining pour mieux fliquer la population, etc.) désastreuse pour les libertés individuelles. La "Guerre contre la Terreur" est une "guerre totalement privatisée" construite pour ne pas avoir de fin.
Naomi Klein estime que pendant longtemps, les guerres menées par les Etats-Unis étaient autant de moyens d’arriver à créer un environnement propice à la création de profits. La nouveauté aujourd’hui, c’est que la guerre et les désastres sont devenus des fins en soi. Les capitalistes du désastre font leurs choux gras avant, pendant et après les catastrophes (...)
Au final, en plaçant la recherche du profit au-dessus de tout, le néolibéralisme conduit inévitablement à un corporatisme. Pourquoi les élites politiques ne chercheraient-elles pas elles aussi à s’enrichir ? (...)
Avec l’invasion de l’Irak l’administration Bush effectue un retour aux techniques ayant fait le "succès" de la croisade pour le marché libre dans les années 1970 (Argentine, Chili, etc.) pour créer un nouvel Irak : populations terrorisées, déluge de feu et d’acier, destruction de l’identité et de la mémoire du pays au travers du pillage de ses musées et enfin mise en vente à bas prix des richesses nationales. L’opération est baptisée à juste titre "Choc et effroi".
Une fois le pays envahi, Paul Bremer, administrateur de l’Irak a eu pour tâche principale de privatiser l’économie et les ressources naturelles de sorte que les futurs gouvernements irakiens soient contraints de respecter des contrats signés avant leur arrivée. Par ailleurs, les sommes colossales allouées à la reconstruction ont été dépensées en contrats passés avec des sociétés américaines sans volonté réelle de redresser l’économie irakienne.
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Nombre de sociétés américaines ont fini par quitter l’Irak sans livrer les infrastructures et les services pour lesquelles elles avaient été payées. Cette "forme modernisée du pillage" a alimenté la résistance des Irakiens, donc la répression, et fait sombrer encore un peu plus le pays dans la violence, l’extrémisme religieux et le communautarisme.
Au final, l’Irak montre on ne peut plus clairement à quoi conduit le complexe du capitalisme du désastre : une guerre menée pour le profit, une politique économique de privatisations massives s’accompagnant de la généralisation de la torture et un pays désintégré. Le tout s’appuie sur un recours généralisé à la sous-traitance, y compris pour mener la guerre et torturer les civils. (...)
le complexe du capitalisme du désastre contribue à construire un monde d’apartheid accroissant toujours plus le fossé entre les riches et les pauvres. (...)
Même chose à la Nouvelles Orléans après les ravages de l’ouragan Katrina. Grâce à un programme clef en main, les néolibéraux ont pu imposer leur agenda face à une population traumatisée : licenciement des fonctionnaires, destruction des logements sociaux, mise à mort des structures publiques pour remplir les caisses de sociétés privées recourant largement à la sous-traitance. A terme, le sabotage des services publics va conduire de plus en plus de riches à vouloir s’isoler dans des zones vertes totalement administrées par des compagnies privées, laissant leurs compatriotes plus pauvres souffrir dans les zones rouges (de fait, Naomi Klein signale que c’est déjà le cas dans les banlieues fortunées d’Atlanta par exemple). (...)
Si de plus en plus de riches sont prêts à envisager un monde de zones vertes et de zones rouges, c’est parce qu’il n’y à plus de contradiction entre la prospérité des affaires d’une part et la violence et l’instabilité d’autre part. Pour preuve, les guerres sont accueillies positivement par les multinationales, qui voient en elles des sources de profits immenses. Les désastres militaires, économiques ou financiers n’ont même pas à être volontairement déclenchés : le système économique et politique y conduit naturellement. Pour une part croissante du monde économique, la recherche de solutions empêchant les désastres de se produire n’est donc pas favorable aux affaires. C’est par exemple le cas en Israël, où le marché de la sécurité est devenu un pilier de la croissance économique. Si la peur et la violence créent sans cesse de nouveaux marchés juteux, on aurait tort de s’en priver. (...)
Si le livre de Naomi Klein fait froid dans le dos, l’auteur choisit néanmoins de conclure sur une note positive. Elle insiste sur le fait que le choc est par définition un état passager. Au niveau des pays, il peut être suivi du pire (profonde défiance vis-à-vis des politiques et développement du fanatisme religieux, du racisme, etc.) comme du meilleur (une croyance renouvelée dans la force de la démocratie). Les pays d’Amérique Latine sont actuellement dans le deuxième cas et développent de nouvelles formes de solidarités de façon à se passer du FMI et de la Banque Mondiale. Autre point positif, les deux institutions précédemment citées sont de plus en plus considérées comme des parias alors que de son côté, l’OMC est en panne.
Il y a choc lorsque les événements s’enchaînent rapidement sans qu’on puisse les analyser. C’est ce qui rend les populations vulnérables. Modestement, le livre de Naomi Klein nous aide à comprendre et nous rend donc plus forts en supprimant l’effet de surprise qui a fait le succès des néolibéraux. L’auteur évoque d’autres pistes de résistance : la vigilance, la mémoire individuelle et collective, la solidarité et le refus de laisser à d’autres le soin de s’occuper de nos affaires. En réparant soi même les dégâts d’une catastrophe, non seulement on surmonte le choc plus rapidement mais on se donne également des moyens de négocier dans les rapports de forces qui ne manquent pas de surgir.
En d’autres termes, les crises ne sont pas période de trêve mais plutôt des moments charnières pendant lesquels les peuples doivent être extrêmement vigilants et se préparer à une lutte féroce contre les forces néolibérales.