
« L’agriculture doit devenir le nouveau pétrole de l’Afrique », déclarait Akinwumi Adesina, président de la Banque africaine de développement (BAD), lors de l’inauguration du sommet « Nourrir l’Afrique : Souveraineté alimentaire et résilience » (Dakar 2), tenu fin janvier 2023 au Sénégal. Il s’exprimait devant 34 chefs d’État et 70 ministres africains, des représentants de la Commission européenne, des États-Unis et de plusieurs pays européens, ainsi que des institutions multilatérales comme le Fonds international de développement agricole (FIDA).
Si l’un des principaux objectifs de la Banque lors du sommet était d’attirer le financement privé pour ses projets, l’intervention du directeur du fonds d’investissement privé nigérian Verod Capital explique l’enjeu : « Je sais que nous parlons de l’avenir de l’Afrique comme étant celui des petits exploitants agricoles, mais (...), il est vraiment difficile de trouver une gouvernance à ce niveau. Les petits exploitants agricoles ne sont pas les entreprises les plus efficaces. Leur pouvoir de négociation est limité, ils disposent de moins d’argent pour investir dans les infrastructures nécessaires à une agriculture plus efficace et pour acheminer leurs produits vers les marchés (…). Nous avons donc besoin d’entreprises de plus grande taille dans lesquelles nous pouvons déployer des capitaux. Je pense que cela attirera davantage de capitaux privés. » [2] Verod est un des 70 fonds d’investissement privés dans lesquels la BAD est actionnaire. [3]
En termes financiers, la Banque a un poids certain dans le continent. (...)
Souvent, ces investissements entraînent des conflits avec des communautés locales affectées. Selon l’Atlas de justice environnementale, la Banque est impliquée dans au moins 14 conflits sociaux et environnementaux actuellement en cours. [6] C’est dans ce contexte que des mouvements sociaux et groupements de femmes préparent une campagne de la société civile africaine contre la BAD. [7]
Alors, comment la Banque fonctionne-t-elle ? Quels sont les acteurs qui en bénéficient le plus ? Quel est le modèle agricole qu’elle promeut ? Et quel rôle joue-t-elle par rapport aux luttes pour la souveraineté alimentaire en Afrique ? (...)
Dakar 2 et l’ère des pactes
Parmi les « succès » de Dakar 2 revendiqués par la BAD se trouve l’accord de mise en œuvre des « Pactes de fourniture de denrées alimentaires et de produits agricoles » pour 40 pays pendant les 5 prochaines années. [8] L’Union africaine a déclaré son ferme soutien à cette initiative. [9]
Une première lecture des pactes surprend par le peu de soin apporté à leur rédaction. Par exemple, les pactes du Burundi et du Cap Vert sont incomplets, et celui du Togo ne permet pas de savoir s’il concerne ce pays, le Niger ou Madagascar. Dans d’autres, comme celui du Cameroun, certaines parties du texte sont copiées plusieurs fois. Malgré l’importance qu’étaient censées revêtir ces initiatives dans le but d’attirer le financement du secteur privé et des banques et agences de développement, le coût total des projets n’est pas clair. (...)
Loin de valoriser l’agro-biodiversité qui est la richesse de l’Afrique, les pactes visent à promouvoir principalement le maïs, le blé, le riz, le soja et le palmier à huile. L’objectif est d’augmenter leurs rendements à travers l’industrialisation des « chaînes de valeur », qui s’étendront à l’élevage, au secteur laitier et à la pêche. Pour ce faire, les pactes vont promouvoir la mécanisation, les semences certifiées, les engrais chimiques et les pesticides, souvent via une exonération fiscale sur les importations et d’autres types de subventions.
Tout au long du sommet on a répété que 65 % des terres arables non cultivées dans le monde se trouvent en Afrique. [11]C’est pour cela que l’expansion de la surface cultivée est fortement à l’ordre du jour dans les pactes et porte sur des dizaines, des centaines de milliers, voire des millions d’hectares, selon le pays. (...)
L’offre de politiques d’ouverture commerciale destinées à attirer les investissements, surtout du secteur privé, est aussi mentionnée dans les pactes, souvent sous la forme des très problématiques-, partenariats public-privé. (...)
Il est aussi préoccupant que les pactes se basent sur des programmes agro-industriels qui ont échoué. (...)
Au-delà des annonces, tout indique que les pactes ne feront que continuer la mise en œuvre de la vieille recette de la Révolution verte et la politique inébranlable de la BAD de promotion de l’agro-industrie. (...)
L’agro-industrie, à n’importe quel prix ?
Dès 1997, le secteur agricole a été classé comme stratégique par la BAD. [23] À ce jour, 1 161 projets en relation avec l’agriculture ont été finalisés ou approuvés, pour l’équivalent de 18,4 milliards de dollars. [24] En 2022, ce secteur représentait 23 % (1,9 milliard de dollars) de ses prêts, dons et prises de participations ainsi que des garanties approuvées. Le programme « Nourrir l’Afrique » s’est taillé la part du lion avec 1,7 milliard. [25] Ces fonds auraient servi notamment pour construire ou réhabiliter 1 682 km de routes et fournir 2 605 tonnes d’intrants agricoles (engrais, semences, pesticides). [26] Entre 2016 et 2025, « Nourrir l’Afrique » a prévu un investissement de 24 milliards de dollars afin de transformer l’agriculture africaine. [27]
Dans quel sens se dirige cette « transformation » ? Selon la Banque, le marché agroalimentaire africain aurait le potentiel d’atteindre une valeur de 1 000 milliards de dollars en 2030. Mais pour cela, il faudrait supprimer les « obstacles au développement agricole ». Ceux-ci résideraient dans le fait qu’une majorité des exploitations sont de petite taille, et dans le manque d’infrastructures et de financement. Pour pallier cela, la BAD propose de miser sur les investissements du secteur privé, qui permettraient « d’accroître la productivité locale, développer des infrastructures de soutien, des systèmes agricoles intelligents face au climat et introduire des améliorations tout au long des chaînes de valeur alimentaires ». [28]
L’objectif principal est « l’agro-industrialisation ». Ce que la BAD entend par là, c’est le passage d’une activité agricole diversifiée axée sur la subsistance à une agriculture à vocation commerciale avec un meilleur accès aux marchés et à l’agro-industrie. [29] Pour cela, elle a divisé le continent en zones dans lesquelles certaines filières doivent être priorisées : le blé en Afrique du Nord ; le sorgho, le millet, le niébé et l’élevage au Sahel ; le riz en Afrique de l’Ouest ; le maïs, le soja, l’élevage et le secteur laitier dans la Savane de Guinée ; le cacao, le café, l’anacarde, le palmier à huile, l’horticulture et la pêche dans tout le continent. [30]
En 2017, la BAD a lancé l’initiative « Technologies pour la transformation de l’agriculture en Afrique » (TAAT), afin de réduire les importations alimentaires africaines. (...)
Lors d’une rencontre avec Yara, le numéro un mondial du secteur des engrais, et le gouvernement norvégien, Adesina affirmait que « le programme TAAT, soutenue par la Fondation Bill et Melinda Gates, l’Alliance pour une révolution verte en Afrique et d’autres, donne des résultats impressionnants sur le terrain, dans des exploitations agricoles à travers toute l’Afrique, augmentant la productivité agricole et montrant que l’Afrique peut vraiment se nourrir par elle-même. » [36]
Le programme TAAT s’articule aussi autour de l’« agriculture intelligente face au climat ». Celle-ci inclut, par exemple, le maïs économe en eau ou le blé tolérant à la chaleur, distribués en partenariat avec l’industrie semencière. Ces initiatives ont été dénoncées par la société civile pour les dangers qu’elles représentent pour la souveraineté alimentaire et l’effet pervers sur la crise climatique qu’elles peuvent causer. [37]
Les impacts néfastes sur les sols et l’environnement causés par les engrais chimiques, qui n’assurent pourtant pas un plus grand rendement à long terme, sont reconnus au niveau international. Tout aussi évidents sont les profits croissants qu’une poignée de multinationales obtient dans ce secteur en particulier (...)
les engrais représentent une des industries les plus soutenues par la BAD. Elle a attribué en 2014 un prêt à Dangote – l’homme d’affaires le plus riche de l’Afrique – pour un montant de 300 millions de dollars destinés à la construction d’une raffinerie de pétrole brut et d’une usine de fabrication d’engrais. [39] Un programme spécifique est dédié à accroître l’utilisation de ces produits par la paysannerie (...)
Les multinationales tirent de juteux profits de ce programme. (...)
Les zones spéciales de transformation agro-industrielle (...)
Les zones économiques spéciales : un tapis rouge pour le secteur privé (...)
Selon le pays, ces zones peuvent prendre des modalités différentes : zones de libre-échange, zones franches d’exportation, ports francs, zones industrielles ou parcs agro-industriels (« agropoles »). Ce qu’elles ont en commun c’est que les États prennent en charge les coûts des infrastructures associées et mettent en place des régimes spéciaux afin d’attirer des investissements privés. Parmi ces mesures se trouvent : des exemptions de droits de douane pour les importations et les exportations, des exonérations fiscales, des exemptions dans la législation du travail, le rapatriement des bénéfices et des garanties pour des prêts. De plus, les entreprises peuvent bénéficier de prix réduits pour l’énergie et l’eau.
La question foncière est particulièrement problématique dans ces zones. Elles sont dans la plupart des cas établies sur des terres communautaires expropriées par l’État et offertes aux investisseurs. (...)
Les zones spéciales de transformation agro-industrielle actuellement proposées par la BAD ont peu de différences avec d’autres projets de ZES, mis à part le fait qu’elles se focalisent sur le secteur agricole (y compris l’élevage, la pêche et la sylviculture). (...)
Tout porte à penser que ces projets représentent une réorganisation territoriale non négligeable, qui permette à l’agro-industrie de disposer non seulement de matières premières (terres fertiles avec un bon potentiel d’irrigation), mais aussi de main-d’œuvre bon marché. (...)
La BAD doit cesser d’être le nouveau cheval de Troie de l’agrobusiness en Afrique
La reconfiguration territoriale du continent par et pour les intérêts des grandes entreprises, dont la BAD se fait complice, rappelle durement le partage de l’Afrique par les puissances coloniales. Mais cette fois-ci, cette reconfiguration est appliquée par des pouvoirs publics africains. (...)
Les exemples abordés ici dépeignent un scénario préoccupant en ce qui concerne l’orientation de la Banque. D’autant plus que la grande absente de ses programmes est l’agriculture paysanne. Celle-ci, mise en œuvre par des petits agriculteurs et agricultrices, pêcheurs et éleveurs pastoralistes produit et fournit près de 80 % de la nourriture consommée dans le continent. Ceci est possible grâce à la bonne gestion des semences, de l’eau et du sol, à des technologies adaptées à la transformation et à des circuits courts. Dans beaucoup de ces activités, les femmes jouent un rôle prépondérant. Chaque jour, ce modèle fait preuve non seulement de son rôle essentiel dans l’alimentation et la nutrition des familles, mais également de sa remarquable résilience climatique. [65]
Mais au lieu d’être protégés, l’agriculture paysanne et les systèmes alimentaires locaux qui en dépendent sont systématiquement acculés par les politiques et projets de la BAD en faveur de l’agrobusiness.
Cette mauvaise orientation profonde et structurelle ne se résoudra pas avec une plus grande participation de la société civile aux réunions de la Banque. Cette dernière doit opérer un changement radical dans son approche et dans la gestion des fonds publics, afin de répondre de façon responsable et efficace aux crises alimentaire et climatique en Afrique (...)