
Les manœuvres en vue d’un marché global de marchandisation de l’eau doivent être arrêtées. Un tel marché pousserait à la hausse les prix de certains produits alimentaires, bien au-delà des pics enregistrés au cours des cinq dernières années, prévient Frederick Kaufman.
Au début de l’année dernière, j’ai publié un article dans Foreign Policy expliquant comment Wall Street se fait de l’argent sur le dos de ceux qui souffrent des affres de la faim.
J’ai procédé à l’historique des marchés financiers des produits alimentaires et relevé que les prix du maïs, du soja, du riz et du blé ont battu des records à trois reprises au cours des cinq dernières années [« How Goldman Sachs Created the Food Crisis », Foreign Policy, 27 avril 2011.].
J’ai scruté les impacts du changement climatique et des biocarburants sur les marchés à terme des céréales et j’en ai déduit que le système mondial des prix des produits alimentaires qui, jadis, bénéficiait aux agriculteurs, aux boulangers et aux consommateurs a été sapé par les dérivés financiers créés par les banques d’investissement. (...)
Les spéculateurs peuvent déjà parier sur la neige, le vent et la pluie, au moyen de contrats à terme, pouvant être négociés — vendus et achetés — à la Bourse « Chicago Mercantile Exchange ». La valeur du marché de la météorologie a cru de 20 % entre 2010 et 2011. Mais ce secteur demeure chétif : il représente seulement 11,8 milliards de dollars. Il n’en demeure pas moins que ce type de transactions à terme prouve que la fièvre qui s’est emparée de Wall Street transforme mère nature en mère de tous les casinos.
Certains environnementalistes pensent que mettre un prix sur l’eau douce serait le meilleur moyen pour sauver le capital hydrique de la planète. Plus cher elle coûtera, moins nous gaspillerons la ressource.
La financiarisation de précieuses ressources sous-tend une initiative internationale hébergée par le programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD) et soutenue par l’Union Européenne, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Hollande, la Norvège, la Suède et le Japon : il s’agit de « The Economics of Ecosystems and Biodiversity » (TEEB).
Le TEEB vise à calculer jusqu’au dernier trillion de dollars, de rials ou de renminbi, la valeur des écosystèmes. (...)
La faculté de Wall Street à tirer des profits de la bulle alimentaire, l’incapacité de Washington à réglementer les dérivés (financiers) globaux et la forte tendance à faire de la nature une marchandise, au moyen d’instruments du type TEEB et PES, ont convergé cet été vers un seul et unique foyer : la sécheresse qui s’est abattue sur les Etats Unis.
Une avalanche de prédictions sociales et environnementales sinistres a accompagné cette sécheresse : en 2035, trois milliards d’êtres humains seront affectés par le stress hydrique, le manque d’eau deviendra chronique, les incendies de forêt se déclareront partout, les moussons deviendront imprévisibles et la fonte des neiges décroîtra de manière drastique, étant donné le nombre d’hivers suffocants.
Or, dans le même temps, l’eau est devenue essentielle pour un spectre de plus en plus large d’industries, allant de la houille blanche à la fracturation hydraulique, de la brasserie à la fabrication des semi-conducteurs. La nappe phréatique est en train de s’effondrer en Asie aux dires des hydrologues. Les politologues voient moult querelles pointer à l’horizon au sujet de la propriété et de l’utilisation des cours d’eau de l’Himalaya et quiconque fore un puits dans le Nebraska sait que l’aquifère de l’Ogallala, dans le centre-ouest des Etats-Unis, est en train de baisser de manière inquiétante.
Les conséquences sont effroyables (...)
Investir dans l’indice boursier « eau » est aujourd’hui recherché comme jamais. (...)
D’où la pression qu’exercent la Banque mondiale et le FMI, toujours à l’affût pour étendre les marchés boursiers pour leurs milliards de dollars de crédit et pour amener les pays à privatiser leurs ressources.
Ces dernières incluent les lacs, les cours d’eau, les retenues et réservoirs d’eau d’Argentine, de Bolivie, du Ghana, du Mexique, de Malaisie, du Nigéria et des Philippines (Lire, par exemple, « Water Privatization Conflicts »).
Quelle meilleure garantie de prospérité qu’une ruée de multinationales décidées à générer des revenus à partir de quelque chose qu’elles sont seules capables de gérer ? Ainsi, cet été, alors que les champs de maïs d’Ukraine et du Kansas flétrissaient, alors que la pénurie de bacon faisait les gros titres des journaux et à l’heure où les producteurs de lait nourrissaient leurs vaches avec des confiseries, un nouveau message pointait : la prochaine grande matière première dans le monde ne sera ni l’or, ni le blé, ni le pétrole.
Ce sera l’eau. (...)
La bonne nouvelle est que, contrairement aux tentatives avortées de réglementation des marchés dérivés des produits alimentaires, il est encore temps de faire quelque chose dans le cas de l’eau. (...)
Nulle panacée à l’horizon pour satisfaire les besoins mondiaux en eau. Surtout pas les dérivés financiers globaux, qui ont prouvé qu’on ne peut leur faire confiance, comme on l’a vu avec ces titres garantis par les hypothèques [9].
On leur fera d’autant moins confiance qu’il s’agit de notre ressource la plus précieuse. Lancer un marché à terme de l’eau créerait seulement encore plus de folie financière, folie qui semble résister à toute tentative de réglementation. Pour le moment, tuons dans l’œuf ce business avant qu’il n’éclose.