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La sociologie française face à son déclassement
Article mis en ligne le 11 juillet 2017

Attaqués de l’extérieur, les sociologues doivent défendre leur légitimité tout en faisant face à la précarité de la profession. Sans oublier de répondre à une question inconfortable : la sociologie peut-elle survivre à la crise de la social-démocratie ?

J’ai lu dans une interview du sociologue du temps et de l’accélération Hartmut Rosa qu’à chaque seconde, un à deux millions d’êtres humains se trouvaient dans les airs, voyageant en avion d’un lieu à l’autre de la planète. Combien de personnes sont-elles en train d’assister à un congrès, à un colloque ou à un séminaire au moment où vous lisez cet article ? Un sociologue a forcément travaillé là dessus. Parce qu’en 2017, on trouve de la sociologie de tout, et un sociologue pour chaque chose : il y a de la sociologie des transports, de la sociologie de la certification, de la sociologie des médias, de la sociologie des enfants, de la sociologie du surf, de la sociologie des bûcherons, de la sociologie des écoles de samba à Rio et même une sociologie des universitaires, sorte de sociologie au carré –comme s’il y avait une physique quantique des physiciens, ou une micro-économie des auteurs de manuels de finance.

Le septième congrès des sociologues français, qui avait lieu à Amiens la semaine du 3 juillet, en réunit plus d’un millier et s’organise en cinquante sous-espèces de sociologues, des réseaux thématiques –par exemple « Sociologie et Religions », « Famille, vie privée, vie publique », « Réseaux Sociaux ». Dans le cadre de ces comités, les chercheurs présentent des communications sur des recherches en cours ou passées. Chaque réseau a sa spécificité et quelque part, sa propre sociologie : « On peut noter des affinités électives entre les sociologues, jusque dans leur habitus et leur hexis corporelle, et les sujets abordés », observe Arnaud Saint-Martin, sociologue des sciences (Centre Européen de Sociologie et de Science Politique) et membre du bureau de l’Association française de sociologie (AFS) qui organise ces rencontres. Traduction : les sociologues ont tendance à ressembler à leur objet d’étude. Il paraît même que le réseau thématique « socialisation » est le bon élève en matière d’animation de son propre réseau.

La sociologie déclassée
Parmi les chercheurs présents, beaucoup sont de jeunes doctorants, la jeunesse étant un concept assez relatif et élastique en sociologie dans la mesure où un post-doctorant de 39 ans sera considéré comme « jeune » du point de vue de son âge académique. Un de ces « jeunes » sociologues me raconte le parcours du combattant qui attend tout nouveau docteur. Jadis un titre marquant l’entrée dans la stabilité professionnelle, le doctorat, qui s’obtient après une thèse qui peut durer trois comme huit ans, n’est plus que le « bac » du sociologue : il ouvre le droit à continuer la partie pendant quelques années supplémentaires dans une lutte acharnée pour les rares postes disponibles. Le candidat cherche alors un contrat de recherche sur une courte période d’un an, un post-doctorat qu’il peut éventuellement renouveler… parfois une dizaine de fois.

Cette transition vers l’âge adulte académique est ponctuée de contrats d’enseignement courts –des vacations– et d’auditions pour obtenir un poste de maître de conférences, le premier grade pour enseigner avant, peut-être, la prestigieuse Habilitation à diriger des recherches (HDR) et le titre de professeur, puis les différents dan que l’universitaire peut accrocher à sa ceinture tout au long de sa carrière institutionnelle –des échelons. « Si tu additionnes tous les candidats qui ont soutenu leur thèse et sont qualifiés cette année [autorisés à postuler] et tous ceux des années précédentes qui recherchent un poste, tu obtiens facilement 2.000 personnes », m’explique l’un de ces vacataires de la recherche.

Conséquence inévitable, poursuit un de ses confrères :

« On trouve 80 à 150 candidats sur un seul poste de maître de conférences. De très très bons candidats, c’est à dire qui ont déjà publié un article dans la Revue française de sociologie, la référence, et qui sont souvent bien meilleurs que les profs qui les auditionnent, ne sont même pas présélectionnés ». (...)

Ces témoignages d’une situation désormais connue sur une « génération sacrifiée » qui peuple les facs de sciences sociales peuvent aider à comprendre pourquoi l’ambiance est plutôt dégradée au sein de la profession. Et pourquoi une affaire en apparence anodine a déclenché depuis quelques semaines la rage de milliers de prétendants. Certains candidats ont suivi le long processus du concours de recrutement au poste de chargé de recherches au CNRS. Parmi eux, deux ont été classés premiers ex aequo par le jury d’admissibilité, composé de pairs de la discipline qui évaluent les travaux du candidat. Après ce premier classement rendu, un second jury, dit d’admission, entérine généralement la décision et nomme les meilleurs candidats aux postes. Or, ce jury a éliminé ces candidats. Il les a littéralement « déclassés », ainsi que deux autres candidats sociologues. (...)

Selon quatre sociologues qui ont écrit une longue tribune sur le cas dans la revue Zilsel, « une ligne rouge a été franchie » par l’instance du CNRS en charge d’évaluer les candidats. Selon eux, les arguments avancés -manque d’internationalisation des carrières- reposent sur des critères discutables, le fameux « impact factor » et ses indicateurs bibliométriques typiques de la gestion managériale de la recherche académique. « Mais les raisons de cette vulnérabilité des sciences sociales aux oukases des bureaucrates de la recherche sont sans doute plus profondes », poursuivent les auteurs. Il s’agirait selon eux d’« une sanction vis à vis d’une certaine sociologie ». Au regard des travaux des quatre candidats rejetés, les membres du jury auraient choisi de sanctionner « une sociologie qui fait du social », « une sociologie gauchiste ». Le mot est lâché. (...)

De manière tout à fait significative, l’association française de sociologie a choisi comme thème de son septième congrès : « sociologie des pouvoirs, pouvoirs de la sociologie ». Le sociologue français vit, en 2017, dans une certaine paranoïa entretenue il est vrai par les pouvoirs publics, les éditorialistes et plus généralement ce que les sociologues brocardent comme « le sens commun ». L’ancien Premier ministre Manuel Valls n’a-t-il pas pris la parole devant le Sénat après les attentats du 13 novembre pour se plaindre qu’il en avait assez « de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », c’est à dire précisément, selon lui, les sociologues ? (...)

« La science contrarie les attentes ordinaires des gens, en sociologie comme ailleurs. Cet énervement contre la sociologie commence d’ailleurs très tôt, par exemple dès qu’on fait lire aux gens leur propre verbatim dans le cadre d’une enquête, c’est à dire simplement ce qu’ils ont raconté au chercheur. Ils ne le supportent parfois pas... »
D’autant que la science de la société a établi rappelle-t-il des résultats très solides et constamment vérifiés : « prenons les inégalités en matière d’éducation. Dans tous les pays où il y a des hiérarchies sociales, il est confirmé qu’il y a des inégalités d’accès au savoir. Et quand on naît au Sahel on a assez peu de chance de terminer à Harvard. » Pour Bernard Lahire, l’interrogation sur le militantisme sociologique est donc une mauvaise manière de poser la question.

« Je pense qu’il faut se battre pour montrer que parler de domination n’est pas normatif. Ou alors il faut dire que si la terre tourne autour du soleil, c’est également un discours normatif. » Si la sociologie critique est régulièrement accusée, « c’est parce qu’il y a des courants de la sociologie qui disent des choses qu’on ne peut pas ignorer. Pour moi, c’est plutôt quelqu’un qui ne verrait jamais la domination nulle part dans la société –celle des hommes sur les femmes, celle qui s’exerce dans l’univers du travail ou encore celle des parents sur les enfants, etc.– qui aurait un vrai problème par rapport au réel. Il n’y a pas de société connue sans rapport de domination… Ce qui ne veut pas dire que la réalité sociale se réduit à la domination. Il y a aussi des rapports de coopération, sur lesquels ont insisté certains sociologues américains comme Howard Becker. » (...)